Comme Orson Welles en Citizen Kane retranché dans sa citadelle de Xanadu, comme Gérard Philippe en Faust vieilli et attendant l’accomplissement du pacte passé avec Méphisto Phélès, il arrive qu’à certaines heures, les ombres du passé reflue et revienne hanter les pensées. De vieux amis disparus réapparaissent. Des fautes et des regrets reprennent de leur vigueur, alors qu’on pensait les avoir enterrés et oubliés. L’âme humaine est capable de se mentir longtemps, mais pas indéfiniment. La nostalgie n’est pas qu’une aigreur ou une frustration de l’esprit, elle souligne aussi la dimension transitoire et passagère dans laquelle nous vivons.
Les 6 disciples, Pierre compris, reprennent le chemin de la pêche en Galilée dans le flou d’un présent indéterminé qu’ils ne savent plus mettre au service de l’avenir du Royaume de Dieu. Bien que Jésus soit déjà apparu à ces disciples, les disciples semblent marcher la tête retournée vers le passé. La nuit de pêche, improductive, est bercée par le roulis des vagues courtes de la Mer de Galilée et pénétrée du silence des hommes dont l’esprit ne réalise pas encore la portée de la résurrection. La nuit de travail vain les laisse au petit matin dans la pesanteur de leur corps et les brumes de leur esprit. Celui qui n’a jamais passé une nuit blanche dans la nature, loin des vapeurs fiévreuses des villes, ne peut pas comprendre ce que j’essaie de décrire. Il y a une ambiance particulière dans le froid du petit matin, aux heures où les souvenirs, les rêves et les pensées se fondent dans une seule impression. L’apparition de Jésus, à l’aube, paraît presque fantomatique. Le fantôme n’est pas Jésus, c’est le monde dans lequel maintenant les apôtres demeurent et qui n’est qu’une esquisse et une ombre de celui qui doit venir. Nous imaginons souvent le ressuscité dans un corps diaphane et presque « incorporel », moins concret et moins réel que nous. C’est la grande erreur qui nous détourne de la résurrection, quand nous croyons pouvoir la « spiritualiser ». Il est très probable qu’entre le flot de leurs pensées, l’ambiance blanche du petit matin et le Christ les attendant sur la rive, tout suscite l’évocation d’un rendez-vous d’une très haute importance. Le signe des poissons échangés introduit une sorte de cérémonie évoquant le passé, celui d’avant la crucifixion : les multiplications des pains, les pêches miraculeuses, la Cène…
Vient maintenant le moment de vérité pour Pierre. Le reniement jusqu’ici évité, jusqu’ici passé sous silence, devient l’enjeu d’une confrontation que celui-ci avait sans doute espéré éviter. Il y a des ombres du passé qu’on ne peut éviter. Même si Jésus n’apparaît pas comme un spectre qui surgirait des tréfonds du royaume des morts pour exiger réparation et satisfaction, afin d’apaiser sa vengeance et trouver le repos, il assigne Pierre par ses trois questions à revivre son parjure, pour que rien ne passe par l’oubli, mais tout soit transfiguré par le pardon. Il existe en grec une subtile nuance dans le mot « aimer », passant de l’amour-charité (« agapé ») à l’amour-amitié (« Philein »). Trois questions pour compenser trois reniements ; trois questions pour confirmer une mission déjà donnée à saint Pierre. L’amertume de la faute cède la place à la douceur du pardon. Le pardon est assorti d’une exigence : Pierre a son âme devant lui, dans le dialogue qu’il échange avec Jésus, contenue presque dans cette déclaration : « sois le pasteur de mes brebis ». C’est à la fois terrible et salutaire. Jésus ne procure pas l’apaisement de la facilité ou de l’engourdissement d’une âme au repos et satisfaite d’elle-même. Il remet de nouveau dans les mains de Pierre les clefs et la coupe qu’il a lui-même bue jusqu’à la lie.
Le Christianisme n’attire pas par sa facilité, mais par sa vérité ; il n’attire pas par sa commodité, mais par sa charité ; Il n’attire pas par son conformisme, mais parce qu’il nous fait prendre conscience que nous avons une âme, que nous la tenons dans nos mains. En ouvrant les doigts, nous pouvons la laisser s’échapper. En la tenant ferme, elle peut nous conduire sur des chemins que nous n’avons pas désirés. Nous aimons notre religion parce qu’elle nous rappelle que les êtres passagers que nous sommes possèdent dans leur main un éclat de la beauté divine, une part de la résurrection déjà partagée, l’irréductible dignité de nos êtres.