Quel étrange comportement observons-nous aujourd’hui chez Jésus. Celui que Saint Marc décrit si soucieux de soulager la souffrance humaine à Capharnaüm, à la tâche du matin jusqu’après la tombée de la nuit, est à l’égard de cette Syro-Phénicienne très dur, voire méprisant. Nous savons que cette femme est une païenne, étrangère au peuple élu. Cela justifie-t-il que Jésus refuse de lui répondre ? La compassion peut-elle être contenue par le souci de Jésus de s’occuper des brebis perdues d’Israël ? Ce mutisme apparemment dédaigneux est d’autant plus incompréhensible qu’elle l’interpelle non pas comme un guérisseur quelconque, mais en utilisant un de ses titres messianiques : « Fils de David ».
Le Christ résiste. Cette résistance va supporter les appels de la femme, les exaspérations des disciples, et va conduire cette femme à persévérer dans sa demande. Elle se prosterne devant à lui. Quand Jésus la traite, certes de manière assez tempérée, de chienne, elle balaie l’insulte avec brio et ne se laisse pas déstabiliser par la rudesse du propos. L’impassibilité de Jésus provoque cette succession d’actes de foi, de l’interpellation, passant par la révérence, jusqu’à la confession de l’universalité de la mission du Messie. Les Païens peuvent aussi se nourrir des miettes qui tombent de la table des Juifs. Ce mélange d’humour, d’humilité, d’audace et d’espoir devient le plus bel hommage de foi. La dureté de Jésus est pédagogique puisqu’il amène cette femme à se figurer ce à quoi elle croit et à « réaliser » sa propre foi, à la rendre actuelle et efficiente. Cette Païenne est une sainte effrontée, que le refus apparent de Jésus n’ébranle pas, mais stimule. Son culot n’est pas de l’impertinence. Elle souffre pour sa fille autant qu’elle espère dans le Christ.
Ce passage de l’évangile amène aussi à une autre réflexion assez inattendue et peu familière. Quand nous le lisons après les autres lectures, nous constatons qu’il traite des relations entre les Juifs et les Païens. Cette histoire est complexe. A partir d’une unique souche humaine, dont les racines sont Adam et Eve, l’intrusion de Dieu dans la conscience des hommes s’insère dans l’histoire. La révélation biblique nous fait connaître un Dieu unique, universel et personnel. Il n’est pas réductible aux idoles, à un concept philosophique ou à une des puissances que l’homme croit reconnaître dans la nature. D’abord par les patriarches, ensuite par un peuple particulier, il se fait connaître. La « prétention » juive d’être le peuple élu est un fait, que nous recevons dans la foi. Cette prétention est au service d’une nouvelle Alliance annoncée par les Prophètes, comme nous en avons un écho dans la première lecture, qui ouvre les promesses de Dieu à toute l’humanité. En tant qu’affirmation faite par les Juifs devant les Nations, cette élection a posé des problèmes de jalousie, toujours très vive à l’époque du Christ. La logique biblique nous apprend que c’est le choix de Dieu d’élire ce qui est modeste, et ce critère est le seul élément d’explication de cette élection. Affirmer qu’on est le dieu particulier ne pose pas de problème quand tout le monde est païen : tout le monde est en quelque sorte le peuple élu de son propre dieu. Mais la « prétention » juive est bien d’affirmer d’être le peuple du Dieu unique. La jalousie se dédouble : celle des Juifs jaloux de ce privilège et celle des Nations jalouses de ce peuple décidément bien sûr de lui. Notre foi chrétienne comprend que la nouvelle Alliance, accomplie en Notre Seigneur Jésus Christ, lui-même fils d’Israël, met fin à cette jalousie réciproque. Saint Paul explique qu’il a abattu le mur de la haine qui les divisait puisque tous sont renouvelés par la grâce du Christ.
La jalousie devient alors un stimulant pour rivaliser dans l’amour de Dieu, et non plus pour se mépriser. Jésus excite le désir de la Syro-Phénicienne et Saint Paul, soucieux de ses frères de sang et de religion, veut aussi exciter leur zèle. Il ne s’agit plus de privilège défendu ou contesté, mais d’accueillir un salut et un pardon dont tous les hommes peuvent être bénéficiaires. Jésus joue le rôle central et pivot de cette réalisation, espérée par la foi authentique d’Israël et étendue aux Nations. La stimulation réciproque n’a pas été sans posée de problèmes. Ce fut l’une des grandes décisions des Apôtres, malgré les tensions existantes entre Judéo-chrétiens et Pagano-Chrétiens, d’affirmer qu’il n’était pas nécessaire de devenir Juif avant de devenir Chrétien. La nouveauté de la grâce baptismal, la participation au mystère pascal et la communion au Christ devint le premier critère d’appartenance à la Nouvelle Alliance.
Si nous qui sommes ici portons dans notre mémoire personnelle le fait d’être d’origine païenne, alors nous pouvons nous reconnaître dans la Syro-Phénicienne. Si nous qui sommes ici, sommes issus des Fils d’Israël, alors nous pouvons apprécier le souci de saint Paul pour nous. Le chemin de la Nouvelle Alliance n’efface pas le chemin qu’elle a pris dans l’histoire. Notre foi ne se centre pas sur nous-mêmes, mais dans le Dieu unique et Trinitaire qui a acquis par la Croix notre rédemption.