25 octobre 2020 – P. Antoine Devienne, curé

Peut-être avez-vous déjà remarqué chez les enfants une curieuse disposition à vivre dans leur propre monde. Une bande dessinée américaine, « Calvin et Hobbes » narre par petites séquences les tribulations d’un petit garçon, Calvin, qui accompagné de sa peluche-tigre, Hobbes, surimprime sur la réalité son monde imaginaire. La peluche devient un charmant félin, un ami imaginaire, qui partage les tribulations du gamin super-actif. Calvin est successivement insupportable avec ses parents, indiscipliné à l’école, en pleine guerre des sexes avec sa petite voisine Suzy, et l’aventurier d’un monde qui à ses yeux d’enfant est encore très grand même s’il se limite au compté qu’il habite et qui est peuplé de mondes extra-terrestres. Il devient Spip, l’explorateur intergalactique en prise avec les monstres préhistoriques qui dans la réalité sont sa maîtresse d’école ou sa mère qui court après lui pour lui faire prendre son bain, un pirate dont le navire est la cabane suspendue dans l’arbre du jardin, un superhéros masqué qui confond ses caprices avec la justice, un géant qui piétine ses voitures miniatures comme s’il dévastait la ville voisine. La peluche Hobbes observe les fantaisies du gamin et n’hésite pas à souligner ses égoïsmes et ses prétentions. Il est indirectement l’œil de l’adulte que Calvin est encore incapable de reconnaître dans le regard de ses parents. Ce monde imaginaire de l’enfance est encore clos sur lui-même et illustre le désir de toute-puissance de Calvin. Ce désir fait sourire l’adulte qui se reconnaît, tout en sachant que cette imagination sans limite, si elle n’avait rencontré la réalité, se serait révélée néfaste. En effet Calvin fait preuve d’un manque de compassion et d’empathie que seule la jeunesse peut excuser.

Le désir de toute-puissance habite le cœur de l’homme même après l’enfance et risque de le transformer en ogre s’il est laissé à l’insatiabilité de son désir. Cette disposition porte en son sein le danger de ne considérer les autres que comme des moyens, des éléments du décor ou des acteurs fictifs dont l’existence est subordonnée à l’expansion des réalisations auxquelles le désir non contenu aspire. C’est une sorte d’orgueil fondamental qui n’est guéri que par la rencontre de la réalité et le fait de comprendre que les autres hommes jouissent d’une existence aussi réelle que la sienne. Il est essentiel que l’homme corrige l’égocentrisme de l’enfant et accepte de se décentrer de lui-même, sinon il risque de confondre la vérité, la justice et le bien avec sa propre volonté. Cette correction comporte l’apprentissage de la frustration et du renoncement, qui accepte de respecter l’espace dont le prochain a besoin. Dans les relations avec Dieu, le récit de la chute dans la Genèse illustre très pertinemment l’échec de ce respect, quand le serpent suggère à la femme de transgresser le commandement de ne pas manger le fruit défendu. Ce fruit et l’unique symbole de l’interdit, le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, très justifié puisqu’il comporte en lui l’expérience du mal. Il symbolise la limite qui différencie l’homme de Dieu, et pose chacun dans leur existence propre.

 

Quand Jésus résume le grand commandement, le double commandement de l’amour de Dieu et du prochain, il reprend en « positif » ce que j’ai essayé de décrire. Il ne suffit pas de « respecter », de garder la distance, d’observer la retenue qui permet aux autres de vivre. En quelque sorte les commandements négatifs, s’ils sont des garde-fous, comme le Décalogue, hormis le 4ème commandement, les énoncent, annoncent en « positif » les commandements de l’amour du prochain et de Dieu. Si le désir est porteur d’une soif d’expansion, l’Evangile convertit cette soif. Du plus profond de son être, l’homme peut porter l’accomplissement de son être dans l’oblation et non dans l’accaparement de son entourage rivé à son désir.

« De toute ton âme, de tout cœur, de tout ton esprit » : cela répond au désir expansionniste du cœur humain, mais inversé pour l’amour de Dieu plutôt que de soi. « Ton prochain comme toi-même » : cette sentence rétablit l’équilibre entre ma subjectivité et les autres. Dieu et le prochain ne sont plus les décors de mon existence, mais les objets qui valent pour eux-mêmes qui me libèrent de mon narcissisme. Ce n’est plus un mouvement de soi à soi, mais de moi vers l’autre. Comme prix de ce mouvement, j’éprouverais peut-être le souci et l’inquiétude. Ces sentiments ne seront plus un symptôme, mais le signe d’un esprit qui évalue Dieu et son frère à leur juste valeur. Un vrai père s’inquiète pour ses enfants. Une vraie mère sera troublée de ne pas les voir entrer à la maison avant minuit. Les Nietschéens verront une faiblesse, les Chrétiens la marque d’une vraie charité.

Frères et sœurs, l’obéissance au grand commandement ne nous dispense pas des soucis du temps, mais il est le remède à notre égocentrisme, pas seulement parce qu’il le contient, mais parce qu’il dilate notre cœur à au-delà de nous-mêmes. Ce que je dis est très concret et se vérifie par les multiples tâches quotidiennes. Nous espérons que ce souci méritera la reconnaissance de celui qui se sait aimé. C’est le même mouvement qui a agi dans Notre Seigneur Jésus Christ. Puissons-nous oser lui ressembler en ce point. C’est notre noblesse de Chrétien.