Une loi a pour but d’établir des rapports d’équité dans une collectivité humaine. Comme tous sont soumis à la loi, elle instaure une égalité de principe entre ceux à qui elle s’impose. Dans notre pays, la loi est laïque du fait qu’elle tire son autorité du peuple. Dans le cadre d’Israël, la loi est référée à Dieu qui en est l’inspirateur. La distinction entre les deux marque la séparation entre un état tirant sa légitimité du peuple et celui tirant sa légitimité d’une autorité divine. Dans la vision chrétienne, ces deux régimes ne sont pas inconciliables dans leurs effets si de part et d’autre, les droits tirent ses sources du respect des droits inhérents à la personne humaine, qui pour faire court, sont exprimés par la déclaration universelle des droits de l’homme, ou pour nous chrétiens du Décalogue. On peut constater qu’il n’y a pas d’incompatibilité majeure puisque l’une et l’autre promeuvent la défense des biens attachés à la personne : la vie, la propriété légitime, la vérité et la préservation de la calomnie ou des accusations arbitraires, la protection des liens matrimoniaux et familiaux.
Dans le cadre du peuple d’Israël, la loi est promulguée par l’entremise de Moïse et elle est à la fois divine (tirant son autorité de Dieu) et un droit positif (c’est-à-dire ayant des effets collectifs et pouvant entrainer des sanctions). Dans notre régime actuel, en France, la loi divine n’a pas d’impact direct sur la loi civile, et donc elle ne peut qu’éclairer les consciences ou inspirer l’orientation et les finalités des lois qui sont votées. Pour l’Israël ancien, l’enjeu est considérable. Le peuple échappé d’Egypte reçoit la promesse d’entrer en Terre promise, et comme il échappe à la tyrannie de l’oppresseur, il doit adopter une règle de vie par lui-même. C’est par la conclusion de l’Alliance au SinaÏ qu’il accepte de la recevoir de son libérateur, Dieu, et de l’appliquer pour jouir de sa propre souveraineté. La portée de cette loi, qui n’est pas totalement civile puisqu’elle contient une référence directe à Dieu, est difficile à évaluer. En effet la Terre Promise est à la fois une réalité historique et une réalité prophétique. Elle n’est pas seulement une terre d’habitation, mais signifie aussi un autre royaume dans lequel l’homme doit entrer. L’Ancien Testament a du mal à rendre compte de cette double dimension. En effet la Loi liée au don de la Terre promise, la Torah, bute sur son objectif final. C’est une loi de sainteté pour une résidence historique, certes favorisée par Dieu, mais temporelle. Les lecteurs de l’Ancien Testament sont souvent étonnés de constater que les références à la vie éternelle ou au Royaume des Cieux, si importants dans le Nouveau Testament, y sont très rares et qu’on les retrouve dans certains livres n’appartenant pas à la Torah. Citons Ezéchiel, et encore de manière très, très symbolique, avec l’Esprit soufflé sur les ossements au chapitre 37, éventuellement le psaume 22, l’espérance de Job de voir son libérateur avec ses yeux de chair, ou alors, et d’une manière beaucoup plus affirmative le livre de la Sagesse, qui n’hésite pas à affirmer la vie éternelle pour les justes.
Le passage que nous lisons dans le Deutéronome aujourd’hui célèbre l’excellence de cette loi par rapport à celle des autres nations. Ce thème traversera toute l’histoire hébraïque puis juive et sera repris juste avant l’ère chrétienne par une apologie juive qui assurera qu’elle a été reprise par les grands Philosophes grecs ou romains. Platon ou Aristote ont, selon cette thèse, repris les vérités et les intuitions contenues dans la Torah. Cette défense n’assume pas la finalité de la loi que révèle finalement le Nouveau Testament. Dans le Nouveau Testament, la finalité de l’action humaine n’est pas circonscrite au temps présent ou à la réalisation d’un royaume temporel, serait-il institué par Dieu. La loi de Moïse apparaît, – malgré toute sa pertinence et le respect qui lui est dû – incapable de porter l’action humaine au-delà des limites de l’existence naturelle que nous connaissons. Saint Paul aura un enseignement à la fois très tranché et très subtile pour montrer que la Loi n’opère pas le lien entre vie présente et vie éternelle. Son champ d’application reste encore attaché au modèle que la Terre Promise représente. Pour le Chrétien, cette Terre Promise annonce le paradis, mais ne l’est pas encore.
J’arrive ici à une différence fondamentale entre la Torah et l’enseignement du Christ. Les préceptes moraux que Jésus reprend de la Torah sont portés et réinterprétés en vue d’une autre finalité que l’occupation de la Terre. Le radicalisme du sermon sur la Montagne s’enracine dans une nouvelle perception de la vie humaine, qui ne trouve pas son achèvement dans la vie mondaine. On comprend alors pourquoi Jésus relativise autant les prescriptions juridiques ou rituelles lorsqu’elles risquent de détourner l’esprit humain de la finalité ultime de son existence. Dans l’Evangile de ce dimanche, Jésus se détache des traditions de son propre peuple. Des préceptes de la Torah peuvent devenir des préceptes humains s’ils se substituent à l’enjeu fondamentale de l’existence humaine. La critique du Seigneur ne peut pas se réduire à un mépris des usages religieux, mais cherche à promouvoir la destination éternelle de l’homme. En entrant dans la polémique suscitée par les Pharisiens sur la question des rituels de purification, Jésus rappelle que la loi doit viser le changement radical du cœur de l’homme en vue d’être en adéquation avec Dieu et par conséquent avec la perspective de la vie éternelle.
Il arrive couramment que les Chrétiens eux-mêmes estiment les commandements de la Loi nouvelle et l’enseignement de Jésus comme excessifs ou difficilement applicables avec un mélange d’admiration et de découragement. Il ne leur apparaît pas souvent, et ce malgré les nombreuses paraboles du Royaume et de la fin des temps, que leurs actions ne s’achèvent pas uniquement dans les limites de l’histoire humaine et du temps. Saint Paul rappellera que des trois vertus théologales, la foi, l’espérance et la charité, seule la charité subsistera dans la vie éternelle. Le fait de se concentrer sur la pureté du cœur dans le discours de Jésus répond à la même vision. On peut difficilement comprendre la Passion du Christ, les sacrifices consentis par les saints, ou la « folie » de certains commandements, comme accepter de tendre l’autre joue, si on fait abstraction de la portée de la loi évangélique. Celle-ci ne vise pas seulement le temps présent mais aussi la venue du Royaume de Dieu.