14 octobre 2018 – P. Antoine Devienne, curé

Introduction

Quelle est la qualité qu’on attend d’un roi ? Le songe de Salomon à Gabaon pesait les avantages de la richesse, de la victoire sur ses ennemis ou ceux d’un long règne. Le jeune Salomon fait preuve de perspicacité : il choisit la sagesse. Elle est la véritable qualité qu’on attend d’un roi, car elle résume et intègre toutes les autres. Je ne connais pas de civilisations anciennes où la sagesse ne soit pas honorée, voire déifiée : quand la sagesse représente l’équilibre cosmique, les Egyptiens la nommaient Maat, quand elle éclairait l’essence des choses, les Grecs l’appelaient Sofia, ou l’attribuait à Athena, s’il s’agissait de la sagesse pratique pour le gouvernement des hommes.

 

Deux précisions : la sagesse et la loi

La sagesse est un bien pour les Anciens. Si je vous interrogeais pour savoir si la sagesse est un bien, vous me répondriez que c’est le cas. Vous me diriez ce qu’est être fou, imbécile ou insensé, et ensuite m’affirmeriez qu’être sage est l’inverse. Après avoir évoqué quelques figures d’hommes particulièrement sages, vous entreprendriez de me décrire ce qu’est la sagesse Partant de quelques notions voisines, la prudence, la justice, la sagacité, l’intelligence, la science, vous auriez à aboutir et aurez à convenir que la sagesse, c’est tout cela à la fois. L’homme sage condense en lui une disposition supérieure qui lui permet de dominer la condition humaine, tant dans le gouvernement des choses et des hommes que dans les finalités de l’existence. Dans l’Ancien Testament, il s’apparente au « Juste » et au « Saint ». Il est l’homme qui résout les énigmes, qui a une connaissance globale, souvent encyclopédique, du monde, et qui est impartial tout en étant compatissant. Salomon en est la réalisation, au moins dans sa jeunesse et dans sa maturité, moins dans sa vieillesse.

La Bible connaît une évolution très intéressante : le sage demeure certes un idéal de réalisation humaine, mais il se double d’une compagne, la sagesse. Celle-ci obtient une quasi existence, comme à l’heure révolutionnaire ou romantique, la liberté en acquit une. La Bible projette sur une figure féminine la personnification de la sagesse. Elle est tantôt une mère conseillère et éducatrice, tantôt une épouse soutenant le sage. La Sagesse n’est pas qu’un bien à obtenir, mais aussi une partenaire avec qui traverser l’existence humaine. Les livres de sagesse lui confèrent une place médiatrice. Elle est l’expression de l’intelligence divine répandue dès les premières heures du monde et cette petite voix qui parle à l’âme de l’homme. Qu’elle soit symboliquement une femme tempère les simplifications sur la misogynie présumée des anciens. Cela ouvre aussi toute une expérience mystique : le sage ne se distingue pas seulement de l’insensé à cause de ses qualités personnelles, mais aussi à cause de cette vie de communion avec la Sagesse. Comme Dieu est infiniment grand et inatteignable à moins qu’il ne se penche vers l’homme, c’est par la sagesse qu’il manifeste son intelligence au travers des créatures, du temps et de l’espace. Quand les autres civilisations avaient tendance à figer la sagesse dans les traits d’une déesse, les Hébreux monothéistes, jaloux du Dieu unique, rejettent le culte idolâtrique de leurs voisins et considère que la sagesse se faisait rencontrer l’intelligence humaine et l’intelligence divine. Cette rencontre reconfigure la sagesse, qui ne peut pas se limiter à mesurer l’intelligence de l’homme et intègre sa capacité à entrer en communion. Dans le livre de la sagesse, le désir d’acquisition de la Sagesse est assouvi par cette communion qui dépasse tout. Le type d’intelligence procuré par la Sagesse est ouvert et porte l’homme à la relation avec Dieu.

D’un point de vue pédagogique, les Hébreux, puis les Juifs, étaient convaincus que la Torah, la Loi juive, était la voie royale qui permettait d’acquérir la Sagesse. Celui qui en comprenait les articles et qui les accomplissait droitement était considéré comme sage et, comme il obéissait à la loi de Dieu, était dans un état de disponibilité et d’obéissance envers le Très-Haut. La loi n’était pas considérée comme une liste coercitive de règlements à observer, mais était intimement liée à l’évènement de la libération de l’esclavage d’Egypte et était le moyen de prolonger cette libération sur une nouvelle terre, la terre promise, tout en entretenant la relation avec Dieu qui avait été le libérateur.

L’homme riche

Ces deux précisions sur la Sagesse et la loi permettent de commenter alors l’évangile d’aujourd’hui. L’homme riche demande le moyen d’obtenir la vie éternelle. Sa demande est le fruit d’une recherche personnelle certainement commencée depuis longtemps. L’homme riche cherche à laisser de côté les formules déjà éprouvées et insatisfaisantes, pour se consacrer au but ultime de la vie : avoir la vie éternelle. Il cherche à sa porter au-delà des limites de la nature et pétri de la Sainte Ecriture, il pressent que le chemin de la vie éternelle a été dissimulé dans celle-ci et attend à être révélé. Il cherche très concrètement la sagesse qui permet à l’homme de se hisser jusqu’à Dieu. Quand Jésus cite les commandements du Décalogue, il ne s’agit pas de vérifier si l’homme riche a bien coché les cases, mais voir s’il est déjà avancé dans le chemin de la Sagesse. L’homme répond qu’il a éprouvé l’éducation de la Loi et par elle de la Sagesse. Maintenant il pressent qu’il y a quelque chose d’autre à faire, et réalise que la loi seule ne permet pas d’accomplir. Pour dire les choses en empruntant les images que j’ai utilisées, l’homme riche cesse d’avoir besoin de la sagesse comme une mère ou une éducatrice, elle doit devenir sa compagne devant l’inconnu de l’avenir. Jésus prolonge ce changement : c’est évidemment lui la sagesse de Dieu faite chair. Il faut que l’homme riche se défasse de tout ce qui pourrait entraver ce changement. Sa richesse pourrait le tenter de considérer la sagesse comme un bien parmi d’autres. Pour être sûr que cela n’arrive pas, il faut ne rien préférer à la sagesse. L’invitation de Jésus à le suivre, se comprend alors comme l’invitation de la sagesse à conduire l’homme dans des chemins qui lui sont inconnus, ceux qui mènent à la vie éternelle.

Le refus de l’homme n’est pas ni égoïste ni avare. Il se heurte à la réserve que chacun de nous portons d’accepter qu’au-delà de notre existence circonscrite entre notre conception et notre mort, il nous faut suivre un autre guide que nous-mêmes. Nous chérissons la Sagesse tant qu’elle nous permet d’accomplir les projets que nous avons sous le soleil, mais nous renâclons à lui laisser tracer le chemin intérieur qui nous conduit dans la plénitude de Dieu. Puisque j’ai ici étroitement associé Jésus avec la Sagesse de l’Ancien Testament, je suppose que nous avons les mêmes difficultés à consentir à suivre Jésus dans le chemin qu’il a tracé, quand il s’agit pour nous non pas de l’appeler à notre secours, mais de le suivre.