De l’art d’avoir encore faim,
Cette semaine encore, la liturgie arrête notre attention sur saint Jean le Baptiste. Ce n’est pas l’enfant attendu par saint Zacharie et sainte Elisabeth que nous contemplons, mais le prophète du désert, âpre et aux accents tranchants. Saint Jean le Baptiste est un homme du passé et du désert. Dans sa bouche, montent les imprécations d’Elie et de sa mine hirsute, sauvage et indomptable, l’intransigeance de la Parole de Dieu, que rien ne peut impressionner. Il est étonnant qu’un tel homme, façonné par le soleil, les pierres, le vent et l’Esprit saint, ne soit pas devenu un fou dangereux ou dérisoire. Ce qui est étonnant dans l’évangile d’aujourd’hui est l’extraordinaire tempérance de Saint Jean à l’égard de ce qui viennent à lui. Il ne leur enjoint ni de quitter leur vie, ni de se lancer dans une folie mystique comme tant de gourous et d’illuminés dangereux en sont capables. Saint Jean Baptiste place la conversion dans la balance de la réalité et non dans celle du coup de tête ou de la fuite en avant. Il exige juste ce qui est possible et conduit ces convertis qui viennent à lui sur le chemin de la persévérance. Il sera moins glorieux pour un collecteur de taxe de rester dans son état tout en rejetant de collaborer avec les mécanismes de la corruption courante, que de suivre l’ermite du désert ; il sera plus méritoire pour le soldat de refuser les exactions habituelles des armées en campagne, que d’abandonner ses armes pour fuir le monde. En quelque sorte saint Jean Baptiste se fait le premier théologien de la spiritualité laïque, celle qui sans être du monde, le transcende et le porte par l’effort quotidien et le travail. Il trace la ligne de divorce entre la tentation de l’abandon et de la fuite et celle qui permet de trouver la voie de la sainteté dans le fait d’assumer son rôle dans la création.
Cette spiritualité conduit à la vraie humilité. Elle ne se juge pas sur la radicalité apparente ou attendue. Elle se développe dans l’habitation des réalités sociales et humaines, et connaît la croix quand elle s’affronte à la pensée du monde, quitte à marquer son désaccord. C’est l’humilité qui se vérifie par la fidélité, difficile à illustrer car elle ne porte pas de manteau en peau de chameau et de ceinture de cuir. Elle est vue de Dieu seul. La suite de l’évangile nous fait prendre conscience que l’enseignement de Jean le Baptiste, déjà consistant en soi, demeure incomplet. Saint Jean Baptiste lui-même mesure bien combien le baptême d’eau est évocateur et prophétique, et combien il appelle une réalité plus profonde. Le baptême dans l’Esprit saint et le feu que le Messie doit instaurer ne nie pas celui de Jean le Baptiste, puisque le Seigneur l’a lui-même reçu, mais indique une réalité transformante radicale. Le feu est en effet l’élément de la transformation, symbole de la purification et de technique. Le baptême du Christ commence dans l’eau du Jourdain, en signe de proximité avec les pécheurs repentants, continue dans l’épiphanie qui suit durant laquelle l’Esprit Saint vient reposer sur lui et la voix du Père le désigner comme le Fils bien aimé, et s’achève dans la séquence de la croix jusqu’à la résurrection, lorsque le Christ transformera radicalement la destinée humaine normalement vouée à la poussière. La résurrection ne s’arrête pas à la transformation de la réalité corporelle et personnelle de son corps, elle annonce aussi que les réalités créées ont vocation de participer au renouvèlement de la création promise par Dieu. En ce sens, le baptisé en vivant ces réalités selon l’enseignement du Christ, assume et étend la promotion du Royaume de Dieu et appelle de ses vœux son accomplissement
En ramenant cette dimension baptismale à la mission de transformation du monde, nous comprenons la grande et haute mission du baptisé, qui en faisant correspondre les mystères de la liturgie avec les réalités qu’il vit, accomplit la dimension du sacerdoce commun qu’il reçoit avec ses frères. Le cléricalisme dénoncé par le pape François peut provenir de l’oubli de cette dignité attachée au baptême. Les tâches du prêtre pasteur et celle du fidèle catholique, uni par le sacerdoce commun, se correspondent l’une l’autre : elle consiste à la même transformation et à la même oblation par le Christ de la création au Père.
En conclusion, je vous lis un passage de l’exhortation apostolique Christifideles Laici :
« Les fidèles laïcs participent à l’office sacerdotal, par lequel Jésus s’est offert Lui-même sur la Croix et continue encore à s’offrir dans la célébration de l’Eucharistie à la gloire du Père pour le salut de l’humanité. Incorporés à Jésus-Christ, les baptisés sont unis à Lui et à son sacrifice par l’offrande d’eux-mêmes et de toutes leurs activités (cf. Rm 12, 1-2). Parlant des fidèles laïcs, le Concile déclare: «Toutes leurs activités, leurs prières et leurs entreprises apostoliques, leur vie conjugale et familiale, leurs labeurs quotidiens, leurs détentes d’esprit et de corps, s’ils sont vécus dans l’Esprit de Dieu, et même les épreuves de la vie, pourvu qu’elles soient patiemment supportées, tout cela devient offrandes spirituelles agréables à Dieu par Jésus-Christ (cf. 1 P 2, 5); et dans la célébration eucharistique ces offrandes rejoignent l’oblation du Corps du Seigneur pour être offertes en toute piété au Père. C’est ainsi que les laïcs consacrent à Dieu le monde lui-même, rendant partout à Dieu dans la sainteté de leur vie un culte d’adoration» »