Le miracle de la transformation de l’eau en vin lors des noces de Cana est le premier des signes que saint Jean narre dans son évangile. Sa portée est immense et dépasse le cadre d’une réunion religieuse et familiale. Ses implications sont considérables et impriment un esprit particulier à la Révélation chrétienne.
En premier lieu, il n’échappe pas au lecteur que toute cette scène repose sur un qui pro quo. A la fin du repas, les félicitations du maître de cérémonie, certainement un membre de la famille âgé, ou un notable de Cana, s’adresse à la mauvaise personne. Le marié ainsi congratulé pour sa libéralité et la qualité de son accueil matérialisé par celle du vin, n’est absolument pour rien quant à la provenance de la boisson. Il est certainement plus occupé à se réjouir de la présence de son épouse à ses côtés que de se préoccuper des questions matérielles de la fête. Cette erreur d’imputation met en valeur l’acteur discret qu’est le Christ. On peut lui transférer le compliment, voire deviner qu’il manifeste une dimension importante de sa mission. Evidemment célibataire, si on concède qu’il s’applique à lui-même le titre « d’eunuque pour le Royaume », qu’un autre évangéliste rapporte, il n’en demeure pas moins, l’incarnation de l’époux que les prophètes, jusqu’à Jean le Baptiste, et que saint Paul lui reconnaissent. C’est un époux mystique, qui transforme la vie de l’humanité rachetée et qui donne sa propre vie pour l’Eglise, son épouse. Cette dimension imprègne tant la liturgie juive avec les rites d’accueil du fiancé divin lors de l’office synagogale du soir du Sabbat, qu’une large partie du rite eucharistique, par laquelle le Christ fait adhérer mystiquement ses membres dans l’idée que Lui et l’Église constitue une seule chair, comme l’homme et la femme sont appelés aussi d’en être une. La spiritualité du mariage chrétien adjoint le mystère de l’union de l’homme et de la femme avec celui du Christ et de l’Eglise. L’occasion des Noces de Cana constitue une catéchèse fondamentale sur ce point.
En deuxième lieu, le rôle de Marie et des serviteurs éclaire la participation « intérieure » à l’action du Christ. Saint Jean nous fait passer en quelque sorte dans les coulisses de l’intercession et de l’obéissance. Intercession pour Marie, obéissance pour les serviteurs, dont l’action conjointe est pratiquement secrète. Cette attitude sous-entend un mode d’action qui échappe à l’observation pour le non-initié. La puissance de la Vierge Marie ne se révèle pas dans l’éclat, mais dans la proximité qu’elle entretient avec son fils et son sens aigu de l’observation. Tout un pan de la vie spirituelle échappe à l’efficacité apparente de la puissance et de la richesse. « Ils n’ont plus de vin – Femme, quoi entre moi et toi ? » rapporte littéralement saint Jean. La simplicité de l’échange entre la mère et du fils ne s’embarrasse pas des précautions de la politesse, mais vise contre toute attente une complicité et une compréhension spirituelles exceptionnelles entre eux deux. Jésus se réfère à la dimension archétypale de la Vierge, nouvelle femme en contrepoint d’Eve, par qui le salut du Christ va être introduit dans ce monde. Quant aux serviteurs, ils ne parlent que par leurs gestes et leur motivation implicite ne peut être qu’inférée. Ils prennent le risque inconsidéré de proposer un breuvage qui selon les lois de la nature ne peut être que de l’eau. On imagine aisément le malaise qui aurait pu s’instaurer si le miracle n’avait pas eu lieu. Saint Jean semble volontairement refuser de nous rapporter leurs états d’âme, pour ne pas déflorer la nécessaire réserve de la vie spirituelle, fondamentalement fondée dans le cœur de l’homme. Il nous refuse de nous poser en spectateurs intérieurs de leur obéissance et nous renvoie à notre propre attitude, qu’on ne peut brader pour satisfaire une curiosité un peu voyeuse.
Enfin, en troisième lieu, saint Jean conserve dans la boisson servi au maître du repas qu’il s’agit « d’eau transformée en vin » comme il parlera au chapitre 9, de « l’aveugle ayant recouvré la vue ». Il souligne par là l’importance du processus de transformation plutôt que de conclure à traiter seulement de vin. Cette précision est très importante car elle met en valeur ce processus de transformation qui anime toute vie chrétienne. Le résultat ou la finalité oriente le présent, mais ne doit pas faire oublier le processus. Cela se vérifie en particulier dans notre perception de la vie et de l’amour. Pour la première, la perspective de la résurrection imprime une compréhension renouvelée de notre propre existence. Nous devons intégrer la transformation plutôt que d’hésiter entre notre condition naturelle, normalement vouée à la disparition et une affirmation d’une recréation surnaturelle qui n’a été pour l’instant valable que pour le Christ et par une grâce spéciale à la Vierge Marie. Le statut particulier de la foi se vérifie par l’acceptation de cette transformation d’abord dans notre conversion, puis ultimement à la fin des temps par la transformation de nos corps. Ces réflexions s’appliquent aussi dans notre compréhension de l’amour. Nous le percevons d’abord par nos expériences humaines, habitées par l’éros du désir ou le désintéressement de l’amitié-filia. La transformation de l’eau en vie indique aussi une transformation de l’amour comme une participation à l’amour divin (agape) comme finalité des désirs de l’homme. Ces perspectives nous introduisent à une compréhension de l’homme qui ne trouve pas ses finalités qu’en lui-même. La finesse de saint Jean est de ne pas négliger les éléments naturels comme l’eau pour nous indiquer que notre nature humaine n’est pas effacée par cette transformation, mais assumée, reprise et menée à son accomplissement. Il n’y a rien de plus dangereux qu’une spiritualité qui annule la dimension naturelle de l’homme et qui risque de mélanger les ressources surnaturelles de la grâce pour les substituer à la condition concrète de l’homme. Il n’y aurait rien de plus contraire au sens de l’Incarnation de notre Seigneur.
Ces trois points ont donc porté sur la dimension symbolique des noces de Cana, comme révélation de la nature sponsale des relations du Christ à l’Église, sur l’école de proximité et de confiance dans le Christ, avec la part d’insaisissable qui la caractérise, et enfin sur une compréhension, reconnaissons-le, assez complexe sur les relations entre notre nature créée et sa réalisation définitive dans le dessein de Dieu.
Cette lecture nous incite à extraire de la Parole de Dieu toutes ses ressources, de pénétrer patiemment les implications des gestes du Christ, combien même nous pouvons parfois nécessiter du temps pour y parvenir ou réviser une méditation trop rapide. C’est notre condition de disciple qui ici est exercée. Ne perdez pas courage, travaillez, revenez sur l’ouvrage, prenez de la peine, c’est ce qui manque le moins. Vous aurez surement la joie d’une plus grande découverte et comme Marie d’une plus grande complicité avec le Seigneur. Cherchez à comprendre le Christ et Dieu, c’est déjà l’aimer et lui rendre un culte par l’offrande de notre volonté de le découvrir.