L’histoire humaine donne de nombreux exemples « des victimes de la vérité ». Elle contraint la conscience soit à l’embrasser et à lui obéir, soit à vivre dans le mensonge. Elle n’accepte pas de moyen terme. A son époque, le prophète Jérémie, dont tout le monde connaît la véracité des oracles, devient la victime du malaise qu’il cause quand il assure que Nabuchodonosor conquerra Jérusalem, détruira le premier Temple de Jérusalem, et emportera l’élite de Juda en déportation et en exil à Babylone. Le roi et sa cour ne supportent pas une vérité qu’ils connaissent, mais qu’ils ne veulent pas entendre. Jérémie est un oiseau de mauvais augure. Le roi Henry VIII conduira sur l’échafaud son chancelier, ami et conseiller, Thomas More, parce qu’il refuse de prêter serment à l’acte de suprématie, qui substitue au pape le roi d’Angleterre comme chef de l’Eglise de ce pays. Alexandre Soljenitsyne, le dissident russe, fut condamné à l’emprisonnement parce que les lettres qu’il envoyait du front étaient lues par la police politique soviétique. Elles relataient ses doutes fondés sur les décisions gouvernementales de Staline. Il récolta la relégation dans un goulag du Kazakhstan. C’est précisément parce qu’il répond à la question posée par Caïphe sur son identité, à savoir s’il était Fils de Dieu, que Jésus connût la passion et la Croix.
La vérité est une cruelle maîtresse. On peut lui échapper par la soumission à l’opinion commune si celle-ci la conteste. On peut la faire taire par l’anesthésie de la conscience en évitant de penser. On peut l’oublier en lui préférant le mensonge, en sachant que celui blesse autant la réalité que la dignité humaine. Quand je parle de vérité, je ne pense pas à ceux qui sont péremptoires, entêtés, et si sûrs d’eux qu’ils n’acceptent aucune objection. Ils portent la certitude subjective d’être dans le vrai alors qu’ils cherchent à s’imposer eux-mêmes. De plus certains objectent que l’homme ne peut pas connaître la vérité entièrement. Ils confondent souvent les difficultés à parvenir à la vérité avec l’affirmation qu’elle n’existe pas, pour se conforter dans le relativisme philosophique et pratique de leur vie. L’épisode de la guérison de l’Aveugle-né dans l’évangile saint Jean (Jn 9) donne un cas d’école d’une vérité, découverte et révélée concrètement et progressivement. L’aveugle-né est contraint par diverses pressions à contester sa propre guérison. On cherche à lui faire nier ce qui lui est advenu, au risque pour lui de devenir complément fou et incohérent. Il doit obéir non pas à la coercition des Pharisiens, mais à la réalité elle-même. C’est Le propre de la vérité que d’exiger l’obéissance de la volonté et de la raison. En ce sens, l’homme ne détient pas la vérité ; mais c’est bien elle qui le détient. C’est bien dans cette optique que le concile Vatican II exprime la nature de l’acte de foi :
« À Dieu qui révèle est due « l’obéissance de la foi » (Rm 16, 26 ; cf. Rm 1, 5 ; 2 Co 10, 5- 6) , par laquelle l’homme s’en remet tout entier et librement à Dieu dans « un complet hommage d’intelligence et de volonté à Dieu qui révèle » et dans un assentiment volontaire à la révélation qu’il fait. »
Changer Dieu par le mot vérité et vous constaterez que la même disposition est nécessaire :
« À la vérité est due « l’obéissance de la foi » (Rm 16, 26 ; cf. Rm 1, 5 ; 2 Co 10, 5- 6) , par laquelle l’homme s’en remet tout entier et librement à elle dans « un complet hommage d’intelligence et de volonté » et dans un assentiment volontaire à elle. »
En ce sens, la foi n’exige rien de moins que la recherche de la vérité. Comme la vérité est le bien que tout homme se doit de rechercher, qu’il soit religieux ou non, elle rapproche le non-croyant et le croyant quand ils acceptent l’un et l’autre la primauté de la vérité et la dignité de la conscience à pouvoir à accéder à elle.
Pour revenir à l’évangile, nous constatons que Jésus n’ignore pas le prix que la vérité exige, quand elle révèle la compromission. Ce feu qu’il vient embraser révèle une vérité que l’homme peine à accepter. Si le baptême effectue la régénération du genre humain dans le mystère de la Trinité, il nous annonce notre vocation divine. L’homme ne peut plus se penser comme un être purement naturel, voisin du monde animal, ni comme un homme purement autonome, indépendant dans son être de Dieu. Nous connaissons les confrontations que nous rencontrons régulièrement avec ceux qui n’embrassent pas notre foi. Quand la foi apparaît comme une vérité que nous possédons, elle constitue une prétention opposée aux convictions de notre interlocuteur. C’est précisément quand nous la servons, qu’il devient possible d’en exprimer la réalité. En attendant, elle divise les hommes, non pas parce qu’elle le veut, mais parce que les hommes peinent à entrer dans l’obéissance.
C’est probablement un point de rupture entre la foi chrétienne et la culture actuelle. Le Chrétien croit et espère que dans l’obéissance à la vérité, « la vérité le rendra libre ». Notre société hésite à en prendre le risque, préférant cultiver le subjectivisme et le relativisme. Elle renforce l’individualisme et réduit la perception du monde à la seule sphère personnelle.