19 septembre 2021 – P. Antoine Devienne, curé

Saint Augustin dans les « confessions » raconte son propre itinéraire spirituel. Il porte un regard négatif sur la période qui précède sa conversion, et conserve une méfiance à son propre égard. Il a expérimenté la faiblesse et la faillibilité de sa propre nature. Son appréciation de l’humanité est pessimiste, tant qu’elle échappe ou se retranche de la grâce divine On tient de lui l’expression latine « Massa damnata », « masse déchue » pour parler du statut naturel de l’humanité. Il est le grand théologien du péché originel, qui a puisé sa doctrine dans les écrits de saint Paul, en particulier l’épitre aux Romains. Ainsi dans les « Confessions », saint Augustin raconte une curieuse scène[1] : deux nourrissons allaités à la même nourrice. L’un prive avidement l’autre plus faible de téter. Il observe ce premier égoïsme et cette première convoitise, qui prélude la vision sombre où les hommes sont des loups pour les hommes. Cette réflexion s’oppose à la démonstration du Christ, qui prend en exemple un enfant pour l’instruction de ses disciples. Saint Augustin aborde la question humaine par ses déficiences et Jésus s’appuie sur l’innocence et la réceptivité exemplaires de l’enfant. Un tel contraste est perturbant car il juxtapose deux approches radicalement différentes de l’homme à son âge le plus tendre. Saint Augustin peut se voir taxer de noirceur ou être reconnu pour son réalisme, Jésus être loué pour sa bienveillance fondamentale ou considéré comme un doux optimiste peu au courant de la duplicité humaine.

 

Ce parallèle a le mérite de pouvoir clairement révéler le rôle que joue la convoitise dans la condition humaine. La convoitise, la concupiscence, la possession sans limites constituent une maladie ou une perversion du désir. Le Décalogue réserve les derniers commandements à la mise en garde contre la convoitise, comme si celle-ci devait être dénoncée en dernier pour servir de rappel[2]. C’est la convoitise qui porte nos premiers parents vers le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, malgré l’interdiction de Dieu et le danger intrinsèque que représente la connaissance réelle du mal. La convoitise implique un oubli des limites humaines et tente l’homme de prendre la place de Dieu. Dans le cas des nourrissons décrits par saint Augustin, elle porte sur un bien essentiel et répond à un besoin presqu’instinctif, celui de manger, mais ignore la faim de celui qui est empêché de se nourrir. Si nous élargissons notre champ de réflexion, nous pourrions constater que dans tous les domaines, la différence entre le désir et la convoitise se matérialise par une négation implicite ou reconnue de l’autre et de ses droits.  Dans la lettre de saint Jacques, l’apôtre envisage les luttes intestines que provoquent la confrontation des convoitises. Les appétits humains s’aiguisent sur la pierre de la frustration et de la limitation et s’entrechoquent dans leur rivalité. Les ressources à la disposition des hommes ne sont pas infinies et ne peuvent satisfaire la concupiscence de chacun. Comment alors entrer dans une attitude de sagesse juste, si le cœur humain ne voit que son propre bien et ignore celui des autres ? Comment prétendre prier Dieu et lui demander ses bienfaits, lorsque cette prière ne fait que confirmer un égoïsme primaire ?

Le livre de la Sagesse aborde cette question sous un autre angle. La lutte interne n’est pas universelle, c’est-à-dire que tous les hommes ne vivent pas tous selon la logique de la convoitise. D’une manière très typée, ce livre conçoit deux populations opposées et dénonce la prévarication des mauvais (toujours au pluriel, comme s’il fallait soutenir sa lâcheté sur celle des autres) sur le juste (toujours au singulier, parce que l’endurance se travaille en soi-même). La concupiscence des Mauvais ne se satisfait pas à elle-même. Elle prend ombrage d’abord des critiques du Juste, ensuite du témoignage de son comportement, évidemment divergent du leur, et enfin de son existence même. L’éradication du Juste devient nécessaire pour justifier la toute-puissance de la convoitise. Dans d’autre terme, on appelle cela la Loi de la jungle ou la Loi du plus fort.  Le Juste se réclamant de Dieu, sa destruction prouvera l’impuissance de l’espoir dans lequel il s’est confié et l’inanité de l’idée de justice primant sur la convoitise. Ce texte évoque par avance de manière troublante le comportement de la foule à l’encontre de Jésus dans les récits de la Passion.

 

Ces deux textes apportent alors un éclairage très intéressant sur le passage que nous avons lu dans l’évangile de saint Marc.

En premier lieu, l’annonce de la Passion : elle nous apparaît comme le fruit des tensions qui opposent Jésus aux notables religieux juifs de son époque et se concrétise autour d’une accusation de blasphème, puisque Jésus se déclare « Fils de Dieu ». Seul le comportement fondamentalement altruiste du Christ permet de ne pas l’assimiler à un concurrent au Temple et à ses maîtres. De plus la résurrection indique une autre finalité de son action : introduire l’homme dans la vie éternelle et manifester l’échec du Prince de ce monde. A la lumière du livre de la Sagesse, l’injustice patente de sa condamnation nous incline à comprendre qu’elle ne repose pas uniquement sur des querelles purement théologiques ou rituelles, mais qu’une convoitise sous-jacente est présente dans les exécuteurs du Christ. Il nous faut pénétrer dans les pensées intimes pour comprendre que ce qui se joue n’est pas une simple erreur judiciaire, ni une querelle d’autorité religieuse, mais le débat primordial entre l’homme et ses désirs excessifs, et son défoulement sur le seul Juste.

En deuxième lieu, l’altercation entre les disciples : Même avec la meilleure prédication, les disciples ne sont pas exempts des calculs de gloire personnelle. Un vieux désir d’infini inscrit par Dieu en l’homme en vue de la communion avec lui n’a pas été préservé du gauchissement imprimé par l’esprit du mal. Il faudra l’échec apparent du Christ sur la croix pour les en délivrer. Ici la lettre de saint Jacques apparait avec toute sa pertinence. Même avec les meilleures intentions du monde, d’être les premiers à assister le Seigneur, ils peuvent cacher dans les profondeurs de leur âme ce gauchissement. Je vous conseille de revoir ou de re(lire) la saga du Seigneur des Anneaux, qui offre une bonne réflexion sur le sujet.

Enfin, l’exemple de l’enfant : nous retrouvons le prisme du début de cette homélie. Les explications sur la psychologie de l’enfance ou de son statut inférieur à l’époque du Christ n’épuisent pas la portée symbolique de ce geste de le mettre au milieu des disciples comme exemple. Je me permets de prendre ici une position personnelle. L’enfant ici présenté n’est pas le nourrisson avide de saint Augustin, il est la figure de la bonté primordiale de l’homme. Si j’admire la pertinence de l’homme mûr qu’est saint Augustin et sa pénétration de ses propres égarements, je suis convaincu que le Christ ne vient pas sauver le péché, mais le bien qui est en nous. Notre vie spirituelle a raison d’être réaliste sur la convoitise qui nous habite, mais ne peut pas se construire fondamentalement sur son éviction. Nous avons le désir d’être, d’aimer et d’être aimé. La croix ne peut pas se résumer à une annulation du péché, mais trouve toute sa clarté dans la révélation que l’homme dans le Christ peut donner sa vie par amour. La convoitise n’est pas la seule force au monde qui existe.

Cela, frères et sœurs, me paraît la vérité la plus ancienne et si elle est constamment défiée par l’évidence de l’histoire, il nous appartient d’avoir un regard plus perçant, une sagacité plus pénétrante pour la découvrir. En nous-mêmes, dans les autres.

[1]

[2] Ex 20,17 : « 17 Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain ; tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne : rien de ce qui lui appartient. »