L’évangile de Bartimée que nous avons entendu dimanche constitue une excellente entrée en matière pour aujourd’hui. Le thème de l’illumination était central et saint Luc jouait sur le passage de l’obscurité et des ténèbres à ceux de la clarté retrouvée. Bartimée est au meilleur sens du terme un illuminé. Je vous invite pendant quelques instants, et je sais que cela nous est impossible, de vous figurer que vous perdiez la vue et que vous ayez même oublié en quoi consiste l’action de voir. Je ne me l’imagine que comme une sorte d’absence du sens, un trou noir, exacerbé par l’attention portée aux autres sens humains. La guérison de Bartimée est une ouverture, une saillie sur une nouvelle perception, comme un réveil après un long sommeil. L’enfant porté dans le sein de sa mère s’ouvre à « la lumière du jour », même s’il faudra attendre un certain temps pour qu’il regarde effectivement le monde autour de lui, et passe de la connaissance intuitive de sa mère à la vision de son environnement. C’est cette naissance à la vue à laquelle Bartimée nous a introduits. En face de lui, les traits de Notre Seigneur Jésus Christ. Cette première vision du Fils de Dieu préfigure une autre vision, quand entrant dans le mystère de la mort, nous verrons Dieu face-à-face.
Dans son épitre, saint Jean ramasse avec concision par cette formule la rencontre ultime :
« Bien-aimés,
dès maintenant, nous sommes enfants de Dieu,
mais ce que nous serons n’a pas encore été manifesté.
Nous le savons : quand cela sera manifesté,
nous lui serons semblables
car nous le verrons tel qu’il est.
Et quiconque met en lui une telle espérance
se rend pur comme lui-même est pur. »
Je vous avoue que cette perspective est celle que je désire le plus et celle que je redoute le plus. Si je vois Dieu tel qu’il est, je saurai comment il me voit. Je suis plein d’espérance dans sa miséricorde, et je sais que celle-ci plonge au plus profond de nous-mêmes. Je crains de voir dans le regard de Dieu le reflet du fond de mon âme, de ces choses que j’ai voulu taire ou enfouir en moi-même : ces petites lâchetés qui ont fêlé le sens de la vérité ; ces petites tyrannies qui ont altéré mon office de serviteur ; ces gâchis qui m’ont fait perdre le goût de la valeur des choses. J’imagine l’expérience que saint Pierre a faite quand il a croisé le reflet de sa lâcheté dans le regard du Christ arrêté pour son procès, et les larmes qu’il a pleurés. Je redoute ce regard qui n’appartient qu’à la vérité et qui vise le fond de l’être. Je sais en même temps qu’il est le seul qui peut purifier l’âme de l’homme et lui donner la vraie liberté : « la vérité vous rendra libre… ». Ce qui est vrai ici-bas le sera d’autant plus quand celui qui ne regarde pas les apparences, mais le cœur des hommes, plongera son regard dans le mien. Le regard de Dieu est brûlant, mais pas comme celui de ces vieilles idoles païennes qui terrorisaient nos ancêtres par leur fureur. Le regard de Dieu est brûlant parce qu’il ne veut rien voir en nous d’autre que le bien et la sainteté qui nous rendent semblables à lui. Dieu est terrible, mais dans le sens que nous pensons.
Je pense que les saints sont ceux qui ont fait cette expérience. Quand on regarde de près leur vie, on se rend compte qu’elles ont un côté extrêmement attirant, et un autre redoutable. Il ne s’agit pas de la dualité du bien et du mal. Par la foi, leur existence montre les traces de ce face-à-face que l’homme est appelé à avoir avec Dieu, qu’ils ont vécu dès ici-bas. Le bien de leur vie concourt avec la purification. Les yeux de leur foi voient plus loin que l’horizon des hommes, et rencontrent le regard de Dieu. C’est ce que nous retrouvons dans l’esprit des Béatitudes…