Syméon est certainement l’un des vieillards les plus heureux de la création. Bien que n’étant pas un vieillard moi-même, j’observe chez un grand nombre d’aînés une lente décroissance. Leurs facultés cognitives et physiques ne sont pas les seules en cause. Parfois, sur le plan de la charité, s’instaure un hiver des sentiments et de l’affection. Certains vieillards perdent le goût de la vie, des autres. Leurs petits-enfants, voire leurs arrières-petits-enfants, sont une nuisance quand ils leur rendent visite, en fait des ombres d’un futur qu’eux, vieillards ne connaîtront pas et qui les laissent au mieux indifférents. L’ambiance est celle des longues heures où les gestes quotidiens deviennent des pensum, où la télévision résonne en bruit de fond dans une résidence pour séniors devant un public abruti, où la foi ou l’allant de la vie se consume pour s’éteindre. Je pense à la chanson de Jacques Brel, les « vieux », et vois le contraste saisissant entre nos vieillards isolés que même avec la meilleure volonté du monde nous ne pouvons plus voir, enfermés qu’ils sont dans leur résidence d’habitation gardée par une flopée de digicodes ou dans un asile aseptisé assez confortable pour que leurs enfants aient le sentiment d’avoir fait leur devoir et la figure de Siméon. Je sais que tous les vieux, grâce à Dieu, ne connaissent pas ces limbes de l’âme, mais j’en ai observé un grand nombre dans ma vie de prêtre. Parfois la perspective de la visite du prêtre devenait comme cette rasade de rhum tirée du tonnelet du saint Bernard pour revigorer malgré le froid ambiant le rescapé d’une avalanche, normalement promis à la mort par hypothermie.
Quand, chez nous, la vieillesse signifie l’étiolement et le délitement de la dignité humaine, l’évangile de saint Luc nous offre la vision d’une vieillesse où l’âme humaine n’est pas émoussée par la routine des temps. Il demeure un homme qui attend du maître de l’histoire l’irruption de la réalisation de ses desseins. Il conserve au cœur cette disposition qui tend l’âme humaine non pas vers la nostalgie d’un temps révolu mais vers la venue du royaume de Dieu. C’est ici,- me semble-t-il-, la véritable zone de scission entre les hommes. Ce n’est pas l’âge ou la condition d’ensemble qui prime, mais cette orientation de l’âme vers l’advenue de Dieu. Siméon ne s’est pas laissé stuquer dans l’hiver de la vieillesse, comme le roi David était entré dans le gel de ses vieux jours, au point d’avoir besoin de la chaleur d’une jeune femme, sans rapport intime, pour chasser la froidure de son lit. Une part irréductiblement enfantine et jeune demeure en Siméon qui le sauve de la mélancolie.
« Maintenant Ô Maître Souverain, tu peux me laisse m’en aller… » : je ne reprendrai pas tout le cantique de Siméon, mais soulignerai, que la jeunesse de l’espérance de Siméon n’empêche pas ses yeux d’être usé, son corps d’être las et que le grand nombre des années vécues portent leurs marques sur le corps et l’âme du vieux. Siméon trouve enfin, avant même l’entrée dans le mystère de la mort, la rencontre avec celui qu’il a attendu et espéré toute sa vie. L’évangile de ce jour nous décrit un accomplissement, une fin heureuse, l’achèvement d’une veille qui a traversé les décennies. Siméon est l’un des vieillards les plus heureux, parce que conduit par l’Esprit Saint, il voit Dieu qu’il a si longtemps attendu. Le bonheur pour lui est de s’en rendre compte. Combien de fois n’avons-nous pas secrètement voulu que les Cieux se déchirent et de voir Face-à-face Dieu ? Nos sacrements assument ce désir, l’exaucent dans notre condition pèlerine, mais ne peuvent le combler totalement. Dieu est presque à portée de main et de regard. Pourtant nous ne le connaissons que par la foi et nous par la vision. Siméon, lui, le voit là, apporté par Marie et Joseph. Il n’a pas à plier le genou puisque l’enfant lui est remis dans ses bras. La créature reçoit son Créateur, et elle en ressent une joie vibrante, intense, celle de la vieillesse qui voit dans la vie à ses premiers quarante jours, dans la personne de Jésus, bébé, et déjà unique Médiateur entre Dieu et les hommes, cette étrange alliance entre le Très-Haut et nous-mêmes. Il y a de la part de Dieu une douce ironie, un sens du contre-sens, de l’inattendu qui se tient dans le renversement des postures. L’homme vieux avec l’enfant-Dieu, la créature qui reçoit le Créateur, le serviteur qui remet son tablier à son Maître… L’histoire d’Israël aboutit à cette rencontre avec Dieu et Siméon en est le protagoniste.
Frères et sœurs, la figure de Siméon est une très belle figure. Il est l’emblème de l’humanité quand elle se tourne vers Dieu. Combien j’aimerais que nous lui ressemblassions : nos vies seraient peut-être un peu plus tendues, orientées vers la venue de Dieu, donc un peu moins confortables. Elles seraient surtout plus heureuses, plus joyeuses, combien même Siméon entrevoit le dessein tragique de Jésus. En tout cas, il ne s’est pas laissé aller aux fléaux de toujours, la colère, la mélancolie, l’acédie, et ceux d’aujourd’hui, le burn-out, la dépression, mais offre la belle figure du croyant qui a vu sa destination avant même d’arriver au bout du chemin.