Il existe dans les commentaires juifs du livre de l’Exode un écrit, qu’on appelle « targum », qui médite sur 4 nuits. La première nuit est celle de la création ; la deuxième nuit est celle où Dieu procura une descendance à Abraham ; la troisième nuit est celle où nos pères sont sortis d’Egypte et de la maison de servitude et la quatrième est celle où le Messie vient à la fin des temps. Ce sont ces nuits entrevues par la prière d’Israël dont nous voyons l’accomplissement cette nuit de la Pâques.
Pourtant, de manière courante, la nuit inspire les craintes des hommes. Elle effraie les petits enfants qui réclament qu’on laisse une veilleuse à côté d’eux. Pour beaucoup, elle est le moment des turpitudes et des excès. Au lever du jour, on voit le teint blême des « paumés du petit matin » que chantait Jacques BREL. Le vrombissement des boites de nuit, la promiscuité des heures de transe et d’alcool, les fumées des joints, les amours, trop aisées, trop faciles et trop rapides les traversent. La nuit païenne est celle des esprits et des inquiétudes. Ce sont les images des cauchemars, qui oscillent entre sorcellerie et vampirisme. Walt Disney a remarquablement rendu l’ambiance d’une nuit démoniaque dans son interprétation animée de la « nuit sur le mont chauve », tiré de la pièce de musique de Moussorgski. On y voit une montagne se transformer et devenir le buste ailé d’un Satan, qui attire démons et âmes damnées autour de lui pour une ronde macabre et infernale. Personne n’y croit en plein jour, et pourtant certains s’y laissent prendre la nuit. La nuit des initiés est celle des cultes occultes et des cérémonies secrètes qui puisent dans l’obscurité leur substance. La nuit des polars est celle de l’heure du crime. C’est à minuit, l’heure fatidique que l’éventreur dépèce ses victimes, quand luit la blancheur sépulcrale de l’astre sélène, dardant de ses faibles rayons les volutes du brouillard londonien. Il y a la nuit crasseuse et dure comme le béton de celui qui n’a pas de toit. Fils perdu de parents qui l’ont oublié, pauvre divorcée qui a perdu son travail, immigré échoué dans un sous-sol, ils grappillent quelques heures d’inconscience dans un recoin ou sur une bouche d’égout. Les aisselles seront moites le matin, les linges de corps aussi fatigués que les membres qu’ils ont couverts, l’odeur de la ville colle à la peau du corps ankylosé par la dureté urbaine du sol. La nuit est pour les solitaires et les cœurs brisés le moment du reflux, où la froideur d’un logis aiguise l’isolement, où les souvenirs tristes s’invitent pour verser leur amertume dans la coupe du remord et du chagrin, laissant une boule au creux de la gorge et un sentiment de dérive… Cela est encore plus cruel quand on s’est empressé en plein jour à faire bonne figure.
La nuit de Dieu n’est pas la nuit des craintes humaines. Le chrétien ne voit pas dans l’obscurité le gouffre où s’enfoncent les fantasmes des hommes et leurs folies. Il y voit le temps de la veille, tout orienté vers la renaissance du jour. Ce soir nous nous figurons les nuits où Dieu a ensemencé la Terre de sa propre vie, au seuil de la création ; où Dieu prépare la grande traversée de la Mer Rouge et l’arrivée au matin sur les portes du désert ; où Dieu dans le corps de son Fils, Notre Seigneur et notre Frère, initie les premiers pas de la Création Nouvelle. Nous fêtons la Pâque du peuple élu et la Pâque du Christ, – raison pour laquelle nous écrivons Pâques avec un « s »-, car nous savons que sous le voile de l’obscurité, Dieu prépare sa grande œuvre. La nuit en Dieu, c’est le temps du travail où l’instant nocturne contient déjà ce que demain sera. Notre Seigneur priait longuement la nuit, comme si ce dialogue intime avec son père contenait de l’intérieur les fruits du jour. La nuit recouvre alors comme la terre le grain semé, elle est semblable au sein maternel qui se prépare à révéler au jour un nouvel être humain. La femme vaillante du livre des proverbes poursuit son activité la nuit, non pas par inquiétude ou par cupidité, mais parce qu’elle sait qu’elle pourra rire du lendemain et de ses soucis. Sœur nuit, dirait saint François d’Assise, est une consolatrice qui repaie l’homme des efforts qu’il a déployés pendant le jour, lui procurant les vertus réparatrices du sommeil et de la détente. Le Christ s’est endormi dans la nuit du tombeau, et son corps endolori est confié au repos. Là dans le calme et l’apaisement, il y eut le silence. Là dans le secret de la nuit, la vie de l’Esprit Saint a germé dans le corps du Fils de l’Homme, ressuscitant tout entier son âme et son corps. Le tombeau est vide et ne peut plus retenir la création nouvelle en marche.
Aujourd’hui les quatre nuits du targum sont réunies en une seule nuit. Choisissons la nuit où Dieu est présent.