Réfléchir sur les apparences
Le régime matrimonial entre Marie et Joseph est encore temporaire : depuis la conclusion de leurs fiançailles, Marie doit rester encore un an dans la maison de son père avant de pouvoir entrer dans la maison de son mari et consommer leur union charnellement. Vue de l’extérieur, la grossesse de Marie pose un certain nombre de problèmes : elle a lieu à l’intérieur du temps des fiançailles, mais en dehors du mariage, en somme elle est irrégulière. Elle peut être assimilée au fruit d’un acte de fornication ou au fruit d’un adultère. Si la paternité provient de Joseph, celui-ci avec Marie a enfreint le contrat matrimonial initial et constitue une insulte à l’autorité des parents de Marie. Une compensation financière est alors à prévoir. Si la paternité naturelle provient d’un autre, le cas est encore plus complexe et s’apparente à un adultère si la jeune fille n’a pas essayé d’appeler au secours (cas qui a lieu dans une ville ou un village, où elle aurait pu avoir de l’aide, Dt 22). A priori, Marie n’ayant pas fait de déclaration d’avoir été violentée, elle entre dans le cadre de l’adultère, qui entraine sa mort, ainsi que celle de l’homme avec qui elle aurait commis l’acte sexuel.
Nous voyons ici la portée des apparences et des faits extérieurs, sur lequel le jugement de l’homme se fonde. Ces apparences sont à prendre à considérer selon deux points de vue : celui de Joseph et celui du village. Puisque Joseph ne dénonce pas un adultère, il affirme implicitement qu’il est le père de l’enfant devant la communauté. Le renvoi en secret de Marie est possible et signifie que Joseph renonce à faire valoir ses raisons de la répudiation devant une assemblée. Il porte en quelque sorte la double charge d’avoir mis Marie enceinte et de l’avoir sans motif répudiée. Il apparaitra comme un homme versatile et peu fiable, ruinant sa propre réputation. Il assume à son détriment la grossesse de Marie qu’il sauve de l’accusation d’adultère. Nous pouvons concevoir les débats intérieurs qui ont précédé un tel sacrifice. Surement, après cela, il compromet toutes ses chances de pouvoir trouver une autre épouse légitime.
Aller dans le fond des choses
Comment pouvons-nous expliquer qu’un homme tel que Joseph, que saint Matthieu qualifie de « juste », c’est-à-dire ajusté à la droiture et à la Loi, ait pu consentir à disculper Marie, qui naturellement devait lui apparaître comme adultère ? Nous devons peser le conflit cornélien de Joseph : d’une part il sauve une femme de la lapidation (cf. Jn 8) et en même temps il travestit la vérité apparente, en se faisant passer pour le père. Si nous acceptons cette tension entre deux impératifs moraux dans le cœur de Joseph, nous sommes amenés à penser qu’en vérité, son sacrifice s’appuie sur la conviction de l’innocence de Marie. J’ignore les raisons pour lesquelles Joseph ait pu nourrir une telle conviction intime. Elles ne nous sont pas données par saint Matthieu. Comment cela est-il possible ? Comment une femme peut-elle concevoir sans le recours de l’acte sexuel avec un homme ? Il semble que Joseph ait la même interrogation que celle de Marie quand elle reçoit l’annonce de la naissance de Jésus par l’archange Gabriel : « Comment cela est-il possible puisque je ne connais pas d’homme (puisque je n’ai jamais couché avec un homme) ? ». Aucun précédent biblique n’a jamais rendu compte d’un tel événement. Nous voyons en Joseph le reflet masculin de Marie et nous pouvons supposer qu’il a une disposition, non encore assuré par une confirmation angélique, similaire à Marie de servir le dessein de Dieu.
Selon les inférences que nous pouvons extraire de l’évangile de saint Matthieu, nous constatons que Joseph, qui reste dans l’obscurité d’un dessein divin qui ne lui a pas encore été annoncé par l’Ange, se tient devant un mystère qu’il pressent : il n’y a pas de faute chez Marie, sa conception ne peut être que virginale et procède d’une puissance surnaturelle. Si cette conclusion est juste, elle implique une attitude spirituelle très singulière de Joseph : le projet de répudiation en secret n’est pas seulement un sacrifice humain des espérances qu’il a d’être heureux auprès d’une femme, mais constitue un sacrifice religieux. Il s’efface devant le mystère dont il perçoit la réalité. Il figure ici la figure du serviteur de Dieu, de l’humble de l’Ancien Testament, qui accepte de porter un poids dont il n’a pas la responsabilité.
Nous comprenons mieux alors l’opportunité de la visite de l’ange dans le songe de saint Joseph. Le fait que cela soit un songe n’invalide pas la réalité de la révélation qui y est faite. Saint Joseph est en quelque sorte confirmé dans ses prérogatives de père (« tu lui donneras le nom de Jésus ») et d’époux (« ne crains pas de prendre chez toi Marie, ton épouse, »). Le précédent biblique n’est pas un cas d’enfantement virginal mais une annonce prophétique tirée du prophète Isaïe. La résolution de Joseph s’appuie une promesse en train de se réaliser.
Ce passage de saint Matthieu n’éclaire pas la psychologie de Joseph, mais elle éclaire sa disposition spirituelle. Son attitude antécédente au songe montre un niveau d’implication personnelle qui nous interdit de concevoir une sorte de passivité ou de fatalisme de sa part. Les événements l’amènent à se montrer collaborateur de l’Incarnation du Fils de Dieu, et non pas comme étant le pauvre gars sur qui cela tombe.
Une lecture à reprendre
Les évangiles sont clairs sur la conception surnaturelle et virginale de Jésus par Marie. Certaines lectures rationalistes y répugnent, autant qu’elles excluent la possibilité du miracle. La tradition chrétienne a maintenu la conviction que l’état virginal de Marie est resté constant, n’introduisant d’ailleurs pas de contradiction avec la Bible. Cet état de continence, commun à Marie et à Joseph, perturbe beaucoup de gens, qui lorsqu’ils sont bien préparés chrétiennement, honorent la beauté de l’union charnelle conjugale. Pourquoi Joseph et Marie n’ont-ils pas usé de cette relation, excellente par ailleurs et correspondant à la fois à la nature créée de l’homme et de la femme et au commandement divin ? Ici, il faut nous détacher de nous-mêmes et accepter de comprendre l’implication mutuelle des deux époux dans la réalisation d’un projet divin qui rappelle la citation de Jésus sur ceux qui sont « eunuques pour le Royaume ». Cette expression contient en elle la grandeur de la consécration de la sexualité en s’en abstenant de son usage pour témoigner de ce royaume, et les incompréhensions qu’elle suscite par le terme « eunuque » qui généralement attire le rejet provoqué par la mutilation. La relation de Marie et de Joseph souligne un aspect de la conjugalité qui nous échappe souvent. Le mariage ne peut pas se définir strictement par l’union stable et pérenne des corps. Il est porteur d’un service divin, qu’on ne perçoit pas forcément. Si la sainte famille est donnée en exemple aux familles chrétiennes, ce n’est certainement pas au titre de la continence, mais au titre du service de Dieu et à celui de l’établissement du royaume de Dieu.