Histoire de femmes
Marie cache son secret, qui n’est connu que de Joseph. L’auteur de la Vie a pris racine en elle, et obéit aux contours de la nature humaine, en vivant les premiers temps de notre vie. J’aimerais pouvoir mesurer intimement le mélange de joie et d’inquiétude que représente cette grossesse pour Marie. Avant que l’ange ait averti Joseph de l’origine divine de l’enfant que portait Marie, tous auraient pu la soupçonner d’être une pécheresse. Les évangiles nous relatent suffisamment le sort réservé au fille infidèle et adultère : la lapidation. La grossesse de Marie est donc un secret, maintenant porté et partagé avec Joseph. Pourquoi Marie doit-elle donc partir chez Elisabeth ? L’annonce de l’archange Gabriel n’était-elle pas suffisante pour l’informer : « Or voici que, dans sa vieillesse, Élisabeth, ta parente, a conçu, elle aussi, un fils et en est à son sixième mois, alors qu’on l’appelait la femme stérile ». ? Le départ de Marie vers la montagne de Judée obéit à un plan dont nous voyons mal l’utilité et la finalité.
Il est possible que Marie ait argué de la nécessité d’assister Elisabeth, déjà âgée et sûrement embarrassée physiquement par cette grossesse tardive, qui maintenant est avancée, pour justifier ce départ seule. On imagine mal Marie prendre l’initiative de ce départ sans motif valable et organiser sans le consentement des siens un voyage qui supposait de traverser la Samarie. Qu’elle se mette au service de sa cousine paraît tout à fait naturel et normal. Je suppose aussi que les habitants de Nazareth, qui n’est pas une capitale, dussent estimer que ce séjour pour s’occuper d’une future parturiente allait compléter l’éducation de jeune fille de Marie.
Or à leur rencontre, Elisabeth et Marie vivent une autre expérience que celle à laquelle on aurait pu s’attendre. On aurait facilement imaginé Elisabeth prendre en main Marie, avec autant de fermeté que de bonté, et lui confier un certain nombre de tâches ménagères et domestiques. Selon l’usage probable, Elisabeth aurait poussé aussi à se mêler avec les jeunes filles de son âge pour qu’elle ne soit pas seule. Le respect dû à l’âge est reçu et on voit mal une femme nubile depuis finalement peu de temps imposer sa personnalité dans une maison dont elle n’est pas la maîtresse et dans une ville où elle n’est pas née. Ce qui va se passer est inédit : dès que Marie salua Elisabeth, les usages familiaux ont cédé et le fossé des âges s’est comblé. Elisabeth par une sorte de transmission de jubilation, par son fils qu’elle porte dans son sein, prend conscience sous l’inspiration de l’Esprit Saint, que Marie est celle promise par les prophètes, celle qu’Isaïe a annoncée. C’est par la voie de la matrice féminine qu’Elisabeth dévoile le secret et perce le premier secret messianique. La vieille cousine vénérable profère une révélation à voix forte. Le secret est maintenant percé. Marie reçoit l’hommage d’Elisabeth, l’ancienne. Marie appartient maintenant dans cette lignée des femmes bénies, des femmes fortes de l’Ancien Testament, qui savent aller jusqu’à l’homicide si cela peut sauver le peuple d’un danger imminent ; ces femmes que l’élection et la sagesse cueillent sans entendre le nombre des années. Elle n’a accompli apparemment aucun exploit salvateur, sinon de porter humblement le Sauveur. Elisabeth ne se trompe pas sur la nature de qui porte Marie en son sein. Il faut qu’Elisabeth soit profondément pétrie par l’espérance d’Israël pour qu’elle puisse à la fois sentir la grossesse de Marie et reconnaître que les voies du défenseur d’Israël allaient passer par la voie des humbles.
Les deux femmes sont maintenant unies par un secret partagé : un secret qui vient des profondeurs de leur corps. Quelle en est l’utilité ? Il est impossible de le dire, car le destin du Précurseur et de du Rédempteur sont encore dans les mains de l’avenir. Il n’y a que la beauté de cette rencontre, de cette compréhension réciproque qu’on ressent quand on les imagine l’une devant l’autre, Elisabeth peut être à genou devant Marie, lui tenant les mains, ou les deux femmes d’enlaçant pour sentir l’une l’autre, l’exultation des vies qu’elles portent. Le mystère de leurs grossesses inattendues les unit comme la vie de Jean le Baptiste sera uni à celle de Jésus… Marie et Elisabeth sont unies maintenant par un lien que le sang ne peut suffire à expliquer. Une curieuse union des maternités les lie maintenant, d’autant plus qu’elles font germer l’époux et l’ami de l’époux, le précurseur et le rédempteur.
Une histoire de femmes…
Il faut que nous arrachions à la lettre de l’Ecriture plus que la lecture formelle nous offre. Il en est ainsi de la sainte Ecriture : elle porte dans le tracé de ses lettres, quel qu’en soit l’alphabet ou l’idéogramme, la chaleur de ces rencontres exceptionnelles. La visitation de Marie à Elisabeth nous rappelle que nous devons entrer de toutes nos fibres dans cette histoire. Notre lecture est souvent utilitaire : nous cherchons des solutions, des méthodes, des martingales, des principes, des grilles de lecture, à user dans notre quotidien. L’évangile se laisse le luxe de l’inutile ou de l’inexploitable pour exprimer ce que nous avons tant de mal à saisir : la joie.