Peut-être vous rappelez-vous un livre d’entretien issu des entretiens de l’ancien archevêque de Paris, Jean-Marie LUSTIGER, avec deux journalistes, « le Choix de Dieu » ? Le cardinal LUSTIGER croisait au gré des questions sa réflexion sur le rôle spirituel du peuple d’Israël avec son propre cheminement d’être un chrétien issu lui-même du peuple juif. Il racontait comment lui-même avait choisi Dieu et comment Dieu l’avait choisi. Ses origines et l’histoire qui le précédait nourrissaient une conscience très vive du rôle spirituel assigné par Dieu à ce peuple particulier.
Un Dieu universel et un peuple particulier
Il nous est difficile de comprendre de l’intérieur la tension qui existe dans la conscience juive d’être à la fois le peuple élu et à la fois au service d’un Dieu universel. La Bible affirme deux réalités concomitantes : les êtres humains appartiennent à une même nature, à une même création et à une même origine, que ni la race, ni les langues ni les coutumes ne peuvent effacer. Le premier couple, Adam et Eve, sont les aïeux de tous les hommes ; De Noé, proviennent toutes les races, résumés dans chacun de ses fils, Sem, Cham et Japhet. Enfin, les hommes parlaient une seule langue avant la dispersion provoquée par la décision divine de mêler les langages après l’épisode de la Tour de Babel. La seconde réalité est un choix particulier de la part de Dieu de susciter un peuple bien-aimé, tiré de l’esclavage et de l’errance pour en faire son héritage particulier, Israël. Les Israélites ont toujours eu du mal, au témoignage de la Bible, à ne pas réduire Dieu à un allié tribal, à l’image des divinités des peuples païens, et à penser la mission universelle de leur élection comme un témoignage et une promesse de l’amour que Dieu veut révéler à tout homme. Les infidélités d’Israël tenté d’adorer un veau d’or ou d’adopter les divinités des peuples alentour, les Astarté ou le Baal, la pression des peuples voisins de détruire l’héritage de l’élection, sous Nabuchodonosor ou sous Antiochus Epiphane IV, ont souvent poussé les Israélites (Fils d’Israël) à se démarquer des autres peuples, pour préserver l’originalité de leur histoire sainte. Cette démarcation a pu engendrer des mouvements de repli et faire oublier que le Dieu d’Israël est aussi le Créateur universel qui est appelé à devenir le Dieu de tout homme.
Isaïe, serviteur d’Israël et serviteur des Nations
C’est dans ce contexte que nous pouvons lire le prophète Isaïe. Celui-ci n’ignore rien des alliances conclues entre Dieu et les Fils d’Israël, après celles conclues avec les Patriarches dont Abraham est le éminent. Dans un contexte extrêmement difficile, où le frêle royaume de Juda semble voué à être écrasé entre les empires égyptiens et babyloniens, il persévère en rappelant que Jérusalem n’est pas seulement la cité de David, mais le point de ralliement de toutes les nations. Vous avez peut-être remarqué son audace quand il parle de Lévites et de prêtres issus des nations, quand on sait que ceux-ci appartenaient à la tribu de Levi. Intégrer des prêtres d’origine païenne au culte d’Israël est alors impensable à cette époque. Isaïe entrevoit une sorte d’Alliance où les promesses irrévocables adressées à Israël seraient le bien de tous les peuples. La singularité historique et spirituelle de l’élection d’Israël n’a pas pour finalité de privilégier un peuple pour lui-même, mais de permettre aux autres de comprendre l’intensité et la force du choix de Dieu et son désir d’être le Dieu unique de tous. Avec Isaïe, plusieurs siècles avant la naissance de Jésus, nous retrouvons les accents du Nouveau Testament, dans lequel transparaissent la joie et l’étonnement de voir l’Alliance étendue à toutes les Nations. A la fin de son évangile, saint Matthieu rappelle bien le commandement du Christ : « Allez de toutes les nations, enseignez-les et baptisez-les, au nom du Père et du Fils et du Saint Esprit ». Isaïe traduit merveilleusement cette mission confiée à Israël.
L’importance de cette mission
Les paroles dures du Christ de l’évangile d’aujourd’hui peuvent être relues à l’aune de cette mission d’Israël. Il est très probable qu’elle s’adresse aux Juifs de son époque. La porte étroite peut être interprétée comme le chemin difficile de vivre l’Alliance dans son intégralité, qui rend particulier le rôle d’Israël, et de ne pas perdre de vue sa finalité qui est le service de l’humanité. Le fait que Jésus évoque le même rassemblement des nations à la fin de l’extrait que nous avons entendu, quand on viendra de « l’occident et de l’Orient, du Nord et du midi », semble indiquer qu’il s’adresse en premier lieu aux Juifs. Il leur rappelle l’enjeu et la grandeur de leur vocation et leur rôle dans le service de toute l’humanité. Ce service a pour prix la fidélité et la persévérance, que les rites extérieurs ne peuvent racheter en cas de défaut. Le salut n’est pas qu’une affaire de préservation personnelle, acquise à la mesure d’une certaine perfection morale ou dévote. Le salut a une dimension universelle et ne peut pas être acquis pour soi seul. Evidemment j’interprète ici ce passage à la lumière d’Isaïe, mais la conclusion me paraît la confirmer. « Des premiers seront derniers » peut viser le risque que les Israélites (les premiers) peuvent rencontrer s’ils oublient le service confié à eux par Dieu.
Pour les Chrétiens
A la fin de cette homélie, vous pourriez vous sentir soulagés. Apparemment, le discours de Jésus, si mon commentaire est plausible, nous rapporte un appel adressé aux seuls Juifs, et nous pourrions nous reconnaître parmi « les derniers » devenus « premiers ». Il y aurait une sorte de substitution dans les places accordées par Dieu. Ce serait une erreur funeste. Les Chrétiens entrent dans les promesses données à Israël par Dieu, avec la différence qu’elles savent qu’elles sont accomplies par Jésus que nous reconnaissons Messie d’Israël et Fils de Dieu. La mission universelle d’Israël nous est aussi maintenant confiée et nous partageons avec les devanciers dans la foi la même responsabilité à l’égard des autres hommes.
Ce témoignage, notre saint-patron, Saint Louis, roi de France, l’a rendu d’une manière assez inattendue. Saint Louis avait le bouillant désir de libérer la Terre Sainte en entreprenant une nouvelle croisade. Il partit en 1248 et choisit de débarquer après plusieurs mois passés à Chypre sur la côte égyptienne, près d’une ville appelée Damiette. Lui-même et ses armées étaient mal préparés pour des terres avec un climat pour lequel ils étaient mal adaptés. De nombreux revers militaires conduisirent à la déroute et Saint Louis lui-même fut fait prisonnier. Il croupit pendant plusieurs mois dans une geôle sarrasine. Ce fut au prix d’une rançon très élevée, 200 000 livres, qui représentaient près de deux ans de budget du royaume de France, qu’il fut libéré. La rançon fut payée par fraction, et saint Louis fut libéré avant que les 20 000 derniers livres fussent réglés. Ses conseillers estimèrent qu’il était de bonne guerre de retenir ce dernier terme, d’autant plus qu’on avait affaire à des ennemis, des infidèles, pour qui on n’avait aucune loyauté à respecter. Saint Louis, bien que libre, refusa, se mit même en colère, estimant que la parole donnée ne pouvait être reprise et que la justice et la loyauté n’étaient pas destinées qu’aux seuls Chrétiens. La somme de la rançon fut ainsi intégralement réglée. Ce geste reflète, je pense, bien l’esprit d’Isaïe. L’honnêteté de saint Louis nous rappelle l’universalisme de la justice, qui sous le soleil de Dieu, ne peut faire acception de personne. Il agit en cela en digne fils de la Nouvelle Alliance.