Ma mère avait un oncle qui appartenait à la Compagnie de Jésus. Il y entra dans les années 20, et fut envoyé comme missionnaire en Chine dans les années 30. Après la prise de pouvoir en 1949 par Mao Tse Tung, il demeura quelques années encore en Chine, y fut emprisonné comme séditieux étranger, puis fut expulsé dans le milieu des années 50 à Formose, où il mourut à la fin des années 70. Quand les supérieurs de la Compagnie lui enjoignirent de revenir visiter sa famille tous les trois ou cinq ans en France, il avait soin de bien s’assurer qu’il pourrait revenir à Taïpeï. Bien que français, son cœur et son âme s’étaient définitivement attachés à cette région du monde dans laquelle il avait passé près des deux-tiers de son existence. Dans les années 70, le voyage était peut-être un peu plus long qu’aujourd’hui, comptant en avion peut-être deux ou trois escales, mais cela n’était l’affaire que d’un ou deux jours. Dans les années 30, il fallait prendre le bateau, croiser le long de la Méditerranée, traverser le canal de Suez, longer les rives de la Mer Rouge, contourner la péninsule arabique puis s’engager dans le Golfe persique, encore une fois contourner l’Inde, puis filer vers le Siam jusqu’à caboter dans la Mer de Chine, ainsi qu’Hergé dans « Les Cigares du Pharaon » et le « Lotus Bleu » l’a si bien décrit. Aujourd’hui ces terres lointaines sont selon les lignes aériennes abordables tant en terme de coût que de durée du trajet. Parfois même il coute moins cher d’aller à près de 9 000 kilomètres que de se rendre dans certaines régions de notre continent, voire de notre pays. Nous observons une grille de villes éloignées par le kilométrage, mais pas par le coût ni par la durée. Entre elles existe une myriade d’espaces beaucoup plus isolés, qui semble échapper à la frénésie des transports. Dans notre propre pays, se rendre dans les recoins de certaines régions, appartenant au « désert français » exige des stratégies et un temps démesuré si on se base sur le kilométrage. Elles semblent exclus de l’activité ambiante des grandes métropoles, et les récents soubresauts de l’an dernier avec les « Gilets jaunes » ont exprimé leur désarroi.
Cette longue introduction vise à comparer ces régions avec « la Galilée de Nations », qui selon Isaïe, apparait obscure et couverte par « l’ombre de la mort ». Encore à l’époque du Christ, elle apparaît comme une contrée éloignée, dont les habitants juifs sont facilement repérables par leur fort accent local. Que peut-il venir de bon de cette province encerclée par les régions païennes de Tyr et Sidon et de la Décapole et par l’hérétique Samarie ? Dans la Galilée elle-même, certaines villes de colonisation romaine et grecque percent le substrat juif de leur présence. Le risque d’imprégnation païenne est fort et les Galiléens n’ont pas la réputation de briller par leur talent. Le même raisonnement peut-être fait des premiers apôtres que choisit Jésus. Le fait même de les présenter dans leur pêche pour Pierre et André, ou dans le ravaudage de leurs filets pour Jacques et Jean, montrent bien qu’ils sont d’abord des travailleurs manuels avant d’être des érudits ou des spécialistes des épineuses questions religieuses. Géographiquement, sociologiquement et culturellement, les talents à vue humaine n’y sont pas rassemblés : des gens obscurs venus d’une région obscure, certainement balayée à l’époque d’Isaïe par les flux de soldats mésopotamiens qui la ravageaient et en firent une région d’ombre et de morts.
Nos analyses visent souvent à peser les forces et les faiblesses, et à apprécier les capacités repérables extérieurement de telle région ou de tel ou tel homme. Qui aurait pu prévoir à l’époque de Jésus l’importance qu’il allait prendre et celle qu’allaient prendre ses premiers disciples, presque quotidiennement honorés par les 2,5 milliards de Chrétiens ? De la même manière que nous repérons dans la concentration des grandes métropoles la somme de tous les pouvoirs, connectés par un réseau de communication et de flux qui quadrillent notre monde, nous pouvons ignorer cette grande constante biblique : la puissance de Dieu se déploie dans la modestie et la faiblesse apparente des hommes. Ce principe met en échec la sagesse des hommes, qui compte souvent sans la Providence divine et les choix propres à Dieu. Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que l’appel de Jésus ne s’adresse pas à des hommes dont la faiblesse brille en particulier. Un grand handicapé se remarque plus qu’un modeste pêcheur du Lac de Tibériade. Jésus n’a pas choisi des grands marginaux, mais des hommes qui selon toute vraisemblance auraient traversé l’histoire sans laisser de traces, oubliés dans leur métier comme la Galilée aurait été oubliée dans les manuels d’histoire, comme le Balouchistan aurait été inconnue si Kipling ne l’avait choisi comme décor d’un de ses romans.
Cette simple constatation implique chez nous deux attitudes complémentaires : la première est l’humilité. Humilité de savoir que Dieu choisit des « Monsieur ou des Madame Tout le monde», en puissance vous et moi. En puissance aussi, ceux que nous ne soupçonnons pas… Face aux « Grandes tendances de l’histoire », le choix des Apôtres montre l’imprévisibilité de Dieu. La deuxième est encore l’humilité, mais pas dans le choix initial, mais dans la manière d’accomplir l’appel. Saint Paul dans ce début de la première épître aux Corinthiens nous montre combien on ne doit pas figer sur l’évangélisateur la source de la grâce : Pierre, Paul, Apollos sont des véhicules de la puissance de Dieu, et non pas les initiateurs de cette puissance. Ils sont les serviteurs d’une réalité plus grande qu’eux.
Nous voilà donc à présent, un peu comme ces pêcheurs, au bord de la Mer de Galilée, peut-être éprouvés par plusieurs semaines de marche forcée, de compression souterraine dans une rame de métro. Bien que nous ne soyons isolés géographiquement, nous pourrions estimés être un peu semblables aux premiers apôtres. C’est toujours un étonnement de constater que pas moins qu’eux nous pourrions réaliser l’appel du Christ dans notre vie…