26 mars 2023 – P. Antoine Devienne, curé

Nous ne sommes pas le chevalier joué par Max von Sydow dans le « 7ème sceau ». Nous ne jouons pas aux échecs avec la mort. Elle y a les traits d’un homme mur, à face de lune, drapé dans un large manteau noir pendant de la tête jusqu’à ses pieds. L’allégorie poétique et métaphysique de la mort de ce grand classique du cinéma, pourrait nous donner l’impression qu’elle est comme une partenaire ou une interlocutrice, parfois patiente et énigmatique, parfois capricieuse et imprévisible. Elle y est un reflet incontournable de la condition humaine et l’écho de ses questionnements.

Bien qu’il soit associé à l’aigle pour sa hauteur de vue, sa mystique et sa spiritualité, saint Jean fait preuve d’un réalisme sur la mort qui ne laisse la place à aucune poésie.

 

Jésus veut rencontrer la mort. Il le fait exprès et avec intention. Il laisse Lazare mourir et ne répond pas à l’invitation pressante de ses deux sœurs. Même s’il trouble ses disciples avec l’usage du mot « sommeil » ou disant que Lazare dort, il les détrompe rapidement. Lazare est mort. Et Jésus veut revenir en Judée où il sait que sa vie est menacée et être près de Lazare. Saint Thomas a cette curieuse disposition, malsaine, de s’enthousiasmer pour le danger et se saoule de la perspective quasi-suicidaire de « mourir avec lui ». Il cherche même à entrainer les autres. La mort est ici en train de tricher avec Thomas. Elle lui fait croire que c’est de l’héroïsme que de vouloir la défier et de l’affronter, sans le désir de vouloir vivre.

 

Jésus veut rencontrer la mort, et il va d’abord le faire en voyant l’impact qu’elle a sur les gens. En premier lieu, vient Marthe. L’hôtesse, un peu bougonne du célèbre passage où elle intime à Jésus de demander à sa sœur Marie de l’aider, laisse maintenant la place à une femme véritablement forte. Sa foi en la résurrection et sa foi en Jésus sont passées par le tamis de la réalité. Marthe donne des réponses apparemment faciles, celles d’une femme qui manquerait de subtilités ou aux convictions trop fortes pour être véritablement solides et profondes. Si cela était le cas, et si nous pensions que Marthe est un peu trop bonasse, je pense que nous lui ferions une grave injustice. Marthe n’est ni une niaise, ni une bigote, mais une femme à la foi simple et profonde. Son attachement à son frère ne la dévie pas d’un rapport juste avec la vie et au Christ. Elle pleure Lazare, certes, et a cette chance extraordinaire d’avoir percé en Jésus qu’il était la clef qui transforme la mort en vie.

Jésus veut rencontrer la mort et c’est maintenant à Marie d’en être l’ambassadrice. Elle pose la même question que sa sœur : « Seigneur, si tu avais été ici, mon frère ne serait pas mort ». Le silence qui suit, rythmé par les pleurs, rend la scène plus pathétique et laisse un goût amer au cœur. On ne sait pas très bien si Marie adresse à Jésus un regret, un reproche ou une incompréhension. Il semble que le chagrin la déstabilise plus que Marthe et que la mort porte un impact plus grave. Ce qui est certain, c’est que Jésus est lui-même affecté au point d’en être bouleversé et de pleurer. Cette réaction est très inattendue quand nous nous rappelons la détermination, – j’irai presqu’à dire la froideur-, que Jésus a eu à ne pas se rendre au chevet de Lazare, pour qu’il meure et qu’il puisse manifester sa puissance.

Jésus veut rencontrer la mort et il va la rencontrer dans le dissentiment des Juifs : lui qui a ouvert les yeux de l’aveugle, ne pouvait-il pas empêcher Lazare de mourir ? Tout Fils de Dieu qu’il est, il n’en demeure pas moins humain. C’est difficile de se confronter à l’incompréhension des gens, qui vous demandent pourquoi un tel est mort, pourquoi à cet âge-là, etc. Je sens ici, en tant que prêtre catholique, une grande proximité avec le Christ. « Mon Père, à quoi servent vos prières ? Pourquoi votre Dieu n’a-t-il pas fait cela ? » C’est difficile, parfois même cruel, de demander à un mortel d’être au-dessus de la mort, alors qu’on la connaitra soi-même, dont on sait et c’est la première vérité qu’elle est inéluctable.

Jésus veut rencontrer la mort. Ce n’est pas la mort métaphysique ou celle dont on parle avec un brin de supériorité, en disant qu’on s’en fout, que de toute manière quand on sera mort, on sera mort et que cela ne nous concernera plus puisque nous serons dans le néant. Ici c’est le tombeau, la matière humaine qui revient à la corruption et qui pue. L’altération des chairs défigure les traits reconnaissables du mort et c’est dans sa nudité flétrie que la mort apparait. Saint Jean, comme ses contemporains, n’est pas un voyeur et les hommes de ce temps avaient la décence de draper leurs morts et de leur réserver un caveau pour qu’ils puissent y reposer. Cependant l’odeur s’en exhale. Même Marthe, la vaillante et la forte, voit l’œuvre de la non-vie. Jésus s’est imprégné de ces rencontres préalables avec la mort et pour celle de son ami et pour manifester l’œuvre de vie du Père, il tonne cet appel : « Lazare, viens dehors ».

La résurrection de Lazare conclut l’implication de Jésus dans l’expérience de la mort vécue par l’homme. Cette résurrection est sobrement décrite, mais n’est pas comparable à celle que Jésus vivra. En effet, sans nier qu’elle soit un signe en elle-même, elle est une suspension de la mort et Lazare devra nécessairement mourir de nouveau. La résurrection du Christ est définitive. N’étant ni une suspension de la mort, ni un retour à un état précédent, elle ouvre les portes d’une nouvelle création et d’une nouvelle existence. Ce mystère de la mort et de la résurrection de Jésus dépasse l’expérience humaine et nous voyons que Jésus s’apprête pourtant à l’aborder à partir de sa condition d’homme. Le prodige de la résurrection de Lazare ne doit pas occulter tout ce qui précède. Cela met d’autant plus en valeur la réalité et la véracité de ce qui va être vécu par Jésus. J’ai toujours été frappé du réalisme des évangiles, qui tranche d’avec les mythologies. Il se vérifie encore ici.