« Ecoute, Ô Israël… » : c’est la grande prière biblique. Par ce qu’elle est courte, elle peut être répétée de nombreuses fois pour s’incruster dans le cœur du croyant. Sa répétition n’implique pas la routine et l’ennui. Elle trace une ligne verticale entre le Dieu unique et l’élection d’Israël (« le Seigneur est Un, le Seigneur est notre Dieu ») et implique l’homme depuis les profondeurs de son être à aimer Dieu. Elle est la prière du peuple d’Israël et elle est la prière que Jésus a reçue depuis sa plus jeune enfance.
Il n’est pas étonnant qu’elle lui soit venue instinctivement aux lèvres alors que le scribe l’interrogeait sur le plus grand commandement. Ce type de question était assez commun dans les milieux rabbiniques, alors qu’il s’agissait d’éprouver un maître sur ces connaissances. Le rabbi devait faire preuve non seulement de son érudition, mais aussi de sa sagacité pour prouver sa crédibilité. Puisqu’il faut résumer la foi et la pratique d’Israël en une formule ramassée, Jésus puise dans la prière la plus évidente et la plus familière. Il nous faut bien ici mesurer que Jésus ne cherche pas la réponse la plus ésotérique ou la plus subtile. Pour faire un parallèle, nous serions dans la même position si l’on interrogeait pour savoir quelle est la grande prière chrétienne et que nous répondions spontanément : « Notre Père qui es aux Cieux… ».
La question serait ainsi réglée si Jésus n’avait pas ajouté un second commandement : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Il donne deux réponses, là où on requiert qu’il en donne qu’une seule. A l’évidence, ce faisant, il unit intimement ces deux commandements, celui de l’amour de L’Autre, Dieu, avec celui de l’autre, le prochain, faisant qu’il est désormais impossible de dissocier l’amour de Dieu de l’amour de l’homme. A mettre ainsi en équivalence Dieu et l’homme comme objet de l’amour, certains pourraient soupçonner une forme d’association de l’homme et de Dieu, blessant le respect de la transcendance divine, absolument première par rapport au respect de l’homme. Le Christianisme accepte cette association en la reconnaissant dans l’Alliance éternelle, fondée dans la double nature, divine et humaine, de Notre Seigneur Jésus Christ. Depuis l’Incarnation, le Chrétien apprend qu’en aimant son Seigneur, il est amené à aimer sans opposition Dieu et l’homme. L’Islam rejette cette association au nom de sa perception de la grandeur de Dieu, qui exclut toute condescendance de Dieu (le fait pour Dieu de s’abaisser) et toute prétention de l’homme de s’associer à Dieu, par crainte d’une dérive idolâtre. C’est même le grand péché, le « Shirk ». Avant l’Incarnation, Israël avait perçu déjà la compromission de Dieu dans le sort humain, au point de le reconnaître sous les traits du Bon berger, de l’époux fidèle, du rédempteur de son peuple. Du point de vue chrétien, cette compromission divine s’accomplit ultimement dans l’Incarnation.
La réaction du scribe est surprenante. Dans le contexte de l’évangile selon saint Marc, Jésus doit essuyer un certain nombre de controverses et il est attaqué sur sa doctrine et sa manière de se comporter. Pharisiens et Sadducéens cherchent « à le coincer » et à le discréditer aux yeux des foules. Les questions qui lui sont posées n’ont aucun intérêt sinon de le mettre dans l’embarras. Or ce dernier abandonne la posture polémique, et apparaît vouloir réellement savoir quel est le premier commandement. La réponse apportée par Jésus le satisfait. Il fait même preuve d’une étonnante maturité spirituelle : en résumant la proposition, il la resitue au dessus de tout le culte d’Israël, reprenant dans sa substance l’enseignement des Prophètes. En effet Holocaustes et sacrifices sont subordonnés à l’amour de Dieu, et conséquemment pour lui maintenant à l’amour de l’homme.
Cet évangile coupe court à la tension classique qui assigne le croyant à choisir entre l’amour de Dieu et l’amour de l’homme. Les régimes athées du XXème siècle ont voulu violer les consciences en arrachant de l’esprit des Fidèles leur amour de Dieu en les jetant dans les geôles, les goulags et les camps de travail. Ils entendaient favoriser l’amour de l’Humanité, en débarrassant les âmes de ce qu’ils appelaient l’opium du peuple, et en exigeant l’asservissement à leur système totalitaire. L’Eglise a payé le prix fort de leur programme.