Dans un film fantastique à grand public, on rencontre parfois des scènes de simili-transfiguration : Le visage de la ravissante Kate Beckinsale apparait dans les lambeaux de nuage transpercés par les derniers rayons d’un soleil couchant, alors que son corps repose sur un bucher que Hugh Jackman s’apprêtait à Allumer (Van Helsing). Dans un film plus ancien (Ghost), c’est Patrick Swayze que Demi Moore entrevoit quand son fantôme peut enfin jouir du repos éternel. A chaque fois, ces transfigurations achèvent à la fois deux heures d’un scenario trépidant, et préludent l’entrée dans une éternité de paix et un clin d’œil à ceux qui demeurent sur terre pour qu’ils sachent que la mort n’est pas une fin et que finalement il faut garder l’espoir même si la vie est parfois amère, et que l’amour est plus grand que la mort, et enfin que celui qui reste garde cette image douce et inspirante de l’être aimée qui l’attend de l’autre côté des nuages : Ouf, j’en ai fini avec le pathos de ces scènes de cinéma aux vues desquelles même les plus endurcis des spectateurs ne parviennent pas à retenir cette petite larme d’émotion qui viendra comme une perle courir l’épiderme de leur joue, avant qu’elle ne soit essuyée par un revers de main maladroit.
Ne vous y trompez pas, les évangélistes sont trop antiques pour avoir vu ces films qui ont peut-être marqué nos esprits, ou pour avoir été marqués par les transfigurations artistiques qu’un rayon de soleil bien ajusté provoquent en traversant un vitrail christique. Le propre de la Transfiguration du Christ est qu’elle est temporaire et qu’elle n’est pas une conclusion. Elle prend tous les aspects de la glorification (la fulgurance), de la mystique (découvrir la lumière divine qui se cache en lui) et de la récapitulation (Moise et Elie ne sont pas des seconds rôles ou des figurants dans l’Ancien Testament). Les évangélistes marquent bien qu’il y a là une sorte de sommet (une haute montagne), un paroxysme tel que les trois disciples privilégiés (Pierre, Jacques et Jean) veulent restés sur place, voire s’y établir. Le lieu semble promis à devenir le relai cosmique et transcendant entre Dieu et le monde visible. Puisque je suis en verve avec les comparaisons cinématographiques, on pourrait comparer le lieu de la Transfiguration à une Porte des étoiles (Stargate), qui délimiterait un sas spatio-temporel entre le monde de l’Egypte ancienne et celui d’Extra-terrestres belliqueux qui seraient en fait les dieux des Pharaons.
Or le Thabor ne sera pas le lieu d’une ambassade vers un au-delà, puisque la Transfiguration n’a qu’un temps. La voix de la Nuée tire un trait entre l’appellation de Jésus au Baptême (« Celui-ci est mon Fils bien-aimé, en qui je trouve ma joie ») et quelque chose que Jésus doit encore dire à ses disciples (« Ecoutez-le ! »). Fichtre, il existe donc quelques choses d’autre que la glorification de Jésus qu’il faut entendre et comprendre… Et comme la Transfiguration cesse, il va falloir aussi redescendre de la Haute Montagne, revenir à la plaine qu’habite le commun des Mortels et revenir à ce que Jésus a déjà évoqué, à savoir le sens tragique de son existence. La Transfiguration me parait d’autant plus probable qu’elle est affirmée par saint Pierre dans son épitre (2 P 1,16-19) et qu’elle ne constitue pas un sorte de ravissement de Jésus dans un autre état, une autre dimension, comme si elle était une extraction de notre condition. Cela conduit à deux conséquences :
En premier lieu, nous nous rendons compte que la glorification n’est ni le dernier mot de Dieu, ni le dernier mot du Christ. Jésus, Verbe divin, a autres choses à dire ou à signifier, et notre attention est particulièrement affutée maintenant que nous savons que la glorification du Thabor n’est pas la conclusion de sa vie. Nous devons peser tout ce qui pourra nous dire par la suite (« Ecoutez-le ») que ce soit verbalement ou par les gestes. Le sentier qui le mène vers la croix va nous sensibiliser à comprendre qu’un motif plus impérieux et plus nécessaire que sa propre gloire conduit sa vie, et ce carême nous exhorte à le découvrir et à en saisir la portée pour nous-mêmes.
La seconde conséquence est de nous faire prendre conscience qu’il n’existe pas d’autre chemin que celui emprunté par tout homme. Avec les deux exceptions de Hénoch et Elie dans la Bible, et de la Vierge Marie dans l’enseignement catholique, tout homme doit mourir et suivre la route d’Adam et Eve. Les subterfuges ou les ingéniosités que les embaumeurs de momies ont cru produire par la magie des vases canopes et des amulettes, les projets de cryogénisation ou de mutation des contenues mémorielles d’une personne dans des avatars informatiques ou clonés, n’y changeront rien, sauf à relativiser la réalité de la fin naturelle de l’homme et à nous bercer d’une tiède ignorance, camouflant une rude vérité : l’homme doit mourir et que de détourner la tête de cette réalité nous amène à ressembler aux froides contemplations du psalmiste :
Ps 48 : « R/ L’homme comblé ne dure pas : il ressemble au bétail qu’on abat. Tel est le destin des insensés et l’avenir de qui aime les entendre : troupeau parqué pour les enfers et que la mort mène paître. A l’aurore, ils feront place au juste ; dans la mort, s’effaceront leurs visages : pour eux, plus de palais ! »
Cette dure réalité est première et l’évangile, à l’instar du Christ, nous amène à la considérer face-à-face. Cette vérité a même inspiré l’un des économistes les plus réputés du XXème siècle, John Maynard KEYNES : « A long terme, nous serons tous morts » et est à la base de sa réflexion. Elle nous effraie et l’angoisse qu’elle inspire dans l’agonie des mourants révèle sa dureté. Plus de visage dans les nuages, plus de consolation douce, mais cette peur de verser dans le noir et de ne plus exister. Cette réalité dure et c’est la seconde leçon d’aujourd’hui, nous la rencontrerons. Nous la rencontrerons, certes ; nous la rencontrerons avec le Christ puisque c’est le chemin qu’il décide de prendre plutôt que de rester sur le Thabor.