Imiter, ce n’est pas seulement reproduire ou recopier. Si vous êtes musicien ou dessinateur, vous avez sans doute éprouvé, à l’école des compositeurs ou des peintres que vous cherchez à imiter, à la fois la difficulté de pénétrer l’œuvre et à la restituer. Parfois la main s’écarte imperceptiblement du modèle, et si le résultat est plus ou moins techniquement satisfaisant, il s’avère amer car ne restituant pas la puissance dont l’original est porteur. On peut comprendre la frustration des artistes, même copistes, quand ils éprouvent l’échec de ne pas restituer ce que leur sensibilité et leur esprit perçoivent. A l’inverse, un résultat positif est un véritable miracle, où la main transfigure ce que l’œil voit ou ce que l’oreille entend. Les Grecs anciens résumaient cette expérience par la mythologie des muses qui inspiraient l’aède ou le sculpteur, comme si un supplément de grâce venait visiter nuitamment la sensibilité de l’artiste. Leur caprice, variant de l’inspiration à la sécheresse, résumait très poétiquement les alternances de fécondité ou de désert que l’artiste. Imiter un autre ou le spectacle de la création suppose ce surplus qui dépasse la technique, qui réjouit ou lamente l’âme de l’artiste.
L’imitation ne vaut pas seulement dans l’ordre esthétique. Elle est le fondement de la vie spirituelle chrétienne. Le Chrétien, comme disciple, s’inspire du Maître et tente de reproduire non seulement les gestes du modèle, mais aussi cette réalité intérieure, éprouvée par le Christ et conférée par l’Esprit Saint à l’âme de ses fidèles. Passée la difficulté de la différence des époques et d’environnements, qui nous mettent dans des situations différentes de celles rencontrées par le Seigneur, le Chrétien extraie de l’exemple évangélique les principes et l’esprit qui animèrent le Christ au jour de sa chair. Il communie au Christ dans ses actes. Notre prière, du rosaire avec la contemplation des mystères à la lectio divina, cherche à nous imprégner de ce style.
Aujourd’hui, les gestes de Jésus à l’égard du sourd-muet du territoire de la Décapole a un côté exemplaire et explicite que nous rencontrons dans notre liturgie. Avec quelques évolutions, le prêtre touche toujours les oreilles du baptisé, et sa bouche. Dans le rite d’avant 1970, il déposait un peu de sa salive sur la bouche. Il est rare de voir un rite reproduire si concrètement un geste de Jésus. Il ajoute à l’identique de son modèle ce mot touchant dans la langue même du Seigneur : « Effata ! ». Le rite actualise, sans l’épuiser, ce que Jésus a fait. On ne peut être que frappé par la force et la tendresse qui sont contenues dans ce geste. Le soupir que nous rapporte saint Marc exprime l’implication de Jésus dans la guérison de cet homme. La tradition a appliqué ce passage au baptême, comme un signe de l’ouverture des sens humains.
Le prêtre est conscient qu’il reproduit, presqu’en le mimant un geste messianique. Tout l’enjeu est de savoir s’il recopie ou si, à l’instar de l’artiste, il participe à l’acte libérateur du Christ. Cette question qui paraît évidente pour la liturgie s’adresse à chaque Chrétien. L’imitation de Jésus Christ n’est pas uniquement formelle, elle engage plus que l’adhésion à un récit ou à un rite. L’enjeu se situe dans cette ressemblance intérieure à laquelle le rite doit normalement conduire. J’insiste sur ce point : le Chrétien n’est pas qu’un admirateur, il tend à reproduire, comme l’y invite saint Paul au chapitre 2 de l’épitre aux Philippiens, « les sentiments qui sont en notre Seigneur Jésus Christ ». Saint Paul ne désigne pas ici les mouvements de la sensibilité individuelle, mais la réalité du salut. La vie spirituelle est riche à cause de cela. Les périodes de désert que nous pouvons traversées ne sont pas seulement l’expression d’un découragement ou d’une incertitude, mais la réalité d’une difficulté de communion à ce que le Christ a vécu de l’intérieur. Nous pouvons découvrir cette vie par notre familiarité avec l’Evangile, et connaître Jésus « de l’intérieur ».
L’imitation de Jésus Christ n’est-elle finalement pas la condition de ses disciples ? Nous sommes à son école, et nous pouvons nous appuyer sur nos souvenirs d’enfance pour nous rappeler combien nous avons dû nous remettre sur notre ouvrage quand nous usions nos fonds de culotte sur les bancs de classe.