La prédication de Jésus sur le Pain de vie apparaît difficile à comprendre. Pris dans ses implications immédiates, au pied de la lettre, elle semble adopter les atrocités des anthropophages et des cannibales, Jésus allant jusqu’à affirmer qu’il faut manger sa propre chair. Les guerriers cannibales peuvent vouloir ingérer la puissance de leurs ennemis ou adversaires en les dégustant dans un repas rituel. Les auditeurs de Jésus sont d’ailleurs effrayés et scandalisés par ce qu’il affirme. Manger des tissus humains, en plus d’un homme qui prétend les donner volontiers et librement, est simplement monstrueux et fou. Le bon sens répugne à entrer dans les pratiques des rites païens ou dans les divagations d’un insensé qui s’immolerait pour donner sa chair. La réaction est d’ailleurs rapportée par saint Jean au verset 60 : « cette parole est rude ; qui peut l’entendre ? ». Pris dans un sens plus symbolique, la prédication de Jésus laisse planer un sens caché, évidemment complexe compte tenu de la teneur paradoxale de la prédication. Ou l’ésotérisme du discours est assez agaçant ou alors il est très bien compris par les auditeurs, mais pas par nous, qui manquerions d’un ou plusieurs éléments pour en ouvrir le sens. Bref des clefs de lecture manquantes…
Je ne prétends pas détenir ces clefs supposées, mais en leur absence de vous proposer un chemin qui nous sorte des ornières de l’anthropophagie et de l’ésotérisme.
Le discours du Pain de vie suit immédiatement la multiplication des pains. Cet événement est un miracle, une intervention divine qui altère et suspend les lois de la nature. Cette intervention est discrète, -il ne s’agit pas d’un cataclysme ou de prodige cosmique -, et elle produit une situation de satiété, qui n’est pas psychologique ou symbolique. Comme Jésus l’explique lui-même dans son propre prêche, le contexte entier du chapitre 6 est éclairé par l’évocation du don de la Manne au désert à la suite de la sorite d’Egypte. Il fait très simplement le glissement de la « nourriture qui vient du ciel », « donnée par son Père », et non par Moïse, figurée par cette manne, à lui-même. Ce glissement d’un passage majeur de l’Ancien Testament à sa propre personne est tout à fait conforme à la dimension prophétique de cette première partie de la Bible, même reconnue par les Juifs. Les réalités anciennes, difficiles à distinguer dans l’épaisseur des siècles, sont orientées vers une réalisation qui en dévoilera le sens complet. Ici ce qui est étonnant, c’est que Jésus n’assume pas une figure humaine, un de ces ancêtres ou un personnage de l’histoire sainte, comme il les assume tous en tant qu’ils sont prophétiques de lui-même, mais un élément non-humain, de la nourriture. La Manne dont le nom signifie « D’où cela vient-il ? » échappe elle-même aux nourritures naturelles que l’homme cultive et elle est circonstanciée au séjour temporaire, quoique long au désert. Jésus poursuit le glissement de la manne à sa propre personne en le dépassant. La manne était périssable et ne dispensait pas les hommes de mourir. Elle était une nourriture viatique (pour le chemin), pour le soutien des corps et devait s’arrêter après l’entrée en Terre Promise. Le Pain de vie, que Jésus révèle être lui-même, n’est pas uniquement physiologique, puisqu’il entraine une œuvre à réaliser de la part de celui qui le reçoit (v. 28) et confère la connaissance de DIeu. Il a un effet définitif en ce qu’il associe celui qui le reçoit à la Résurrection et conjure le néant contenu dans la mort.
Nous nous trouvons ici dans une idée absolument fondamentale dans la foi chrétienne : les relations entre Dieu et l’homme sont basiquement vitales. L’homme n’est pas considéré seulement un être créé subordonné à Dieu, subséquemment détaché de lui. L’insertion de l’être humain dans une communauté de semblables, dans l’espace et le temps, et les lois de la nature, peut l’induire à croire à l’autarcie de son existence, ou dans le fait que sa vie soit contenue dans un monde totalement naturel et mondain. Le fait que Dieu soit invisible et spirituel nous induit aussi très souvent à partir de notre propre expérience ou celle de la nature, pour essayer de comprendre en quoi il est la Vie. Or ce faisant nous inversons le sens des choses. Ma vie individuelle (psyché), mon insertion dans l’ensemble des vivants (bio) me permettent de penser par analogie à la vie divine (Zoé). Certes. Mais le sens de ma pensée n’est pas le sens de la réalité et de la vie. C’est ce sens de la vie divine, propre à Dieu et PERSONNELLEMENT communiqué à l’homme, que Jésus décrit dans son discours sur le pain de Vie. Il assume pleinement son rôle de médiateur en adoptant le rôle maintenant achevé de la manne. L’anthropophagie que j’ai caricaturalement évoquée auparavant met les êtres humains dans un rapport de vie individuelle à vie individuelle (psyché). L’ésotérisme prétend mettre l’initié dans un rapport supérieur avec « le mystère de la vie » ou « le cycle du vivant » jusqu’à pouvoir s’en échapper ou de se suspendre de la vie naturelle et ses régénérations (bio). Le discours de Jésus met directement l’homme devant la source de toute vie, la vie qu’est Dieu (zoé). Son discours est scandaleux pour ceux qui estiment que cette volonté divine le fait déroger à sa transcendance.
Vous l’aurez remarqué qu’à aucun moment de son existence, Jésus ne s’est dépecé de ses membres et qu’il faut attendre la dernière Cène, pour que nous puissions comprendre qu’il désigne dans le pain et le vin servant pour la Pâque, sa chair et son sang. Il réalise un miracle sans prodige : encore plus discret que la multiplication des pains mais d’une portée immense, puisque dans l’hostie est contenu toute la volonté de Dieu de faire entrer l’homme dans sa propre vie. Jésus créé un niveau de réalité jusqu’alors inconnu, ni purement réaliste, ni purement symbolique, mais sacramentelle. Si quelqu’un pense que Jésus a parlé dans le discours de manière exagérée, ou qu’il se sort de manière étrange des contradictions que son discours provoque, c’est que, sans doute, il n’aura pas assez fait le lien entre le pain de la Cène et le corps de la Croix, le vin de la Cène et le sang de la Croix, et estimer ce qu’impliquent pour Jésus les paroles de la consécration.